RENCONTRE AVEC HILAIRE MULTON

RENCONTRE AVEC HILAIRE MULTON

ENTRETIEN ALAIN RAUWEL

 

Nous avons publié dans le #9 de Prussian Blue des échos du bel échange que nous avons eu cet été avec Hilaire Multon, le directeur du Musée et du Domaine de Saint-Germain autour des rapports entre patrimoine et création. Nous sommes heureux de donner ici l’intégralité de cet entretien.

 

Hilaire Multon, le Musée que vous dirigez est pour l’essentiel un musée documentaire, destiné à évoquer le territoire de la France actuelle de la préhistoire à l’an mil. Comment la valeur d’art peut-elle cohabiter avec l’impératif scientifique ?

Il faut revenir aux origines du Musée, c’est-à-dire au décret de 1862 par lequel Napoléon III fonde un établissement « d’instruction ». Le but fixé est bien de faire connaître les civilisations qui se sont succédées sur le territoire national. À Saint-Germain, les objets font donc d’abord sens de manière sérielle, dans une perspective didactique. Cela ne veut pas dire pour autant que le Musée n’abrite pas de pièces remarquables ! Pensons par exemple aux bronzes de Roissy, brillant écho de cet art des métallurgistes celtes qui fascinait les avant-gardes, Breton le premier. Ou au trésor de Rethel, expression de la puissance et du raffinement des élites romanisées. Ou encore aux bijoux trouvés dans la sépulture de la reine franque Arégonde et présentés ici depuis les années 2000. Vous le voyez : il y a des objets d’art à Saint-Germain ! Leur statut est même au cœur des questions sur l’orientation que le Musée doit adopter : un musée de médiation, ou un musée des richesses ? Question d’autant plus sensible que ces richesses ont été, au fil des décennies, amenées ici depuis leurs régions de découverte, provoquant parfois des incompréhensions : « pourquoi tel objet emblématique est-il à Saint-Germain ? ».

Ces objets sont-ils des œuvres ?

Oui, il y a bien des œuvres au Musée d’archéologie nationale, étant entendu qu’elles ne prennent tout leur sens qu’inscrites dans un contexte. L’affirmer, c’est revenir aux grandes interrogations d’un Leroi-Gourhan sur l’existence d’un art préhistorique. Les peintres des grottes étaient-ils seulement occupés d’eux-mêmes et des dangers qu’ils devaient affronter, ou se plaçaient-ils dans une logique de beauté et d’admiration ? Les célèbres « Vénus » gravettiennes (autour de 20 000 ans avant notre ère) présentent des formes que l’on retrouve dans toute l’histoire de l’art, jusqu’à Botero ! À côté d’elles, bien sûr, d’autres objets ne relèvent pas, ou pas principalement, de l’appréciation esthétique : une série de haches est avant tout documentaire.

Revenons, comme vous le suggériez, au temps de la fondation. La patte du XIXe siècle est-elle encore sensible à Saint-Germain ?

Elle est très forte, à commencer par le projet même d’un musée spécifique pour l’archéologie. C’est là une singularité française. L’archéologie du territoire ne trouve pas sa place dans le musée cardinal, le Louvre ; elle est à la fois valorisée par la création d’un établissement propre, et écartée par le décentrement géographique. En outre, les toutes premières collections correspondent aux fouilles d’Alésia, qui est tout de même une défaite, même si le site faisait l’objet d’une passion personnelle de l’empereur ! Toutes ces particularités expliquent peut-être qu’on ait ensuite voulu gommer l’empreinte du XIXe siècle. On le mesure surtout sous Malraux : le Musée est ramené de 40 à 18 salles (alors même que la muséographie des années 1860 était très innovante, avec cartels, maquettes, etc.), et la nouvelle présentation vise à faire oublier aussi bien l’héritage du Second empire que le cadre du château. Les anciennes vitrines sont évacuées, et on va jusqu’à enfermer les grandes cheminées historiques dans des coffrages « neutres » ! Aujourd’hui, la nécessité de reformuler le projet scientifique du Musée amène à rouvrir le débat. Des sensibilités divergentes se manifestent. En 2012, pour la rénovation des salles gauloises, le choix a été fait d’évoquer les strates successives de la collection, non seulement le temps de la « grande » histoire mais aussi le temps du Musée, par des matières, des couleurs, du mobilier, des clichés de la première présentation… Cela pose la question du « musée dans le musée ». Comment ne pas évoquer une figure comme celle de Salomon Reinach, qui en son temps a fait de Saint-Germain un des plus grands lieux de recherches et de débats archéologiques ? Ou celle d’Henri Hubert, promoteur, au début du XXe siècle, d’une ambitieuse comparaison des cultures matérielles et techniques à l’échelle planétaire ? Le Musée est bien un précipité de l’histoire de la discipline, et cela, d’une manière ou d’une autre, doit se traduire par une mise en récit de l’évolution de l’archéologie.

L’heure est donc aux mutations ?

Du chemin a déjà été parcouru ! En 2001, un journal national demandait « Faut-il brûler le MAN ? ». Nous n’en sommes plus là. L’exposition sur la Grèce des origines, en 2014-2015, a attiré plus de 33 000 visiteurs. Mais le très grand chantier des façades du château, en cours, est l’occasion de repenser la présentation des collections. Songez que nous exposons 29 000 objets alors que nous en gardons quelque trois millions en réserve, dont de nombreux ensembles issus de gisements paléolithiques ! Ces réserves prennent une grande place, au détriment par exemple de salles propres à accueillir des expositions ambitieuses, qui sont devenues indispensables pour inscrire le musée dans les standards européens. L’aménagement d’un Centre de conservation et de recherche adapté aux pratiques scientifiques d’aujourd’hui est donc une nécessité. Nous pouvons d’ailleurs nous inspirer de très belles réussites, comme le Musée d’histoire de Marseille ou le Musée de Bibracte. Ces établissements savent jouer sur les échelles, y compris s’agissant des visiteurs : un archéologue professionnel et un élève de Cours préparatoire doivent tous deux se retrouver dans l’exposition et l’interprétation des objets !

Qu’en est-il aujourd’hui de la muséographie du MAN ?

Trois strates cohabitent. Une grande partie des salles est dans son état « Malraux », dont il faut reconnaître qu’il a plutôt bien vieilli. Dans les années 1990, les salles dédiées à la préhistoire, à l’âge du Bronze et au premier âge du fer ont été rénovées, avec des moyens modestes. Et en 2012 la partie gauloise des collections a été entièrement réaménagée. Les défis sont sans doute plus aigus ici que dans un musée de Beaux-arts. L’archéologie est une science en devenir. Il y a en effet tous les ans de nouvelles découvertes archéologiques, parfois spectaculaires, auxquelles nous nous devons de faire écho. Pensez à la sépulture de Lavau, découverte par une équipe de l’Inrap près de Troyes il y a quelques mois. Cela suppose de réserver la possibilité de « modules » mobiles à l’intérieur du parcours des collections. Mais la valorisation des découvertes ne se fait plus par « annexion » ! Nous développons des partenariats avec les collectivités locales, comme pour les découvertes de ce qui était alors l’Austrasie mérovingienne, qui ont vocation à rester dans le Grand Est et seront présentées au Musée de Saint-Dizier lors d’une exposition qui aura lieu sur place fin 2016, et à Saint-Germain au printemps 2017. Des musées étrangers peuvent également être invités au MAN, comme cela vient d’être le cas pour le Musée national du Kosovo avec Dieux des Balkans.

Peut-on imaginer que l’art contemporain ait sa place dans un lieu aussi « sérieux » que Saint-Germain ?

Je rappellerai que depuis 2010 le Musée d’archéologie nationale et le « Domaine national de Saint-Germain », fort de 45 hectares et caractérisé notamment par la Terrasse aménagé par Le Nôtre, véritable belvédère sur l’Ile-de-France, ne forment qu’un seul établissement dont j’ai la responsabilité. « L’année Le Nôtre » en 2013 a donc été pour nous une occasion d’inviter des artistes à travailler sur la mémoire d’un lieu qui a beaucoup compté dans l’histoire de France. Par exemple, Valentin Van Der Meulen a exposé dans la chapelle un grand fusain sur le thème de la naissance, en écho aux nombreuses naissances princières répertoriées ici. Des artistes aussi reconnus que Jan Fabre, Rainer Gross ou Hervé di Rosa sont également intervenus. Le tout, sous le titre « Les Nouvelles folies françaises », a remporté un beau succès de fréquentation, notamment grâce à l’apport en mécénat et à la contribution de la Ville de Saint-Germain, qui était une première. L’esprit de cet événement est destiné à perdurer, comme ce fut le cas lors la Nuit des musées de cette année, où Thomas Bouaziz, un ingénieur multimédia travaillant avec la lumière et le son a installé dans la cour un squelette de métal, véritable clin d’œil aux collections anthropologiques du Musée, qui a fasciné les quelque 1600 visiteurs d’un soir… Mais au-delà des manifestations ponctuelles, l’essentiel est que Saint-Germain demeure un lieu d’inspiration pour les créateurs. Le plasticien brésilien Tunga est fasciné par les formes brutes des pièces présentées au Musée. Le photographe Georges Rousse, dont le travail porte sur les anamorphoses, s’est passionné pour des salles aujourd’hui fermées, dont il proposera sa restitution dans un « Musée retrouvé » programmé pour le printemps 2016. De même, les commissaires de grandes expositions font de plus en plus appel à nos collections, comme Jean de Loisy pour « Formes simples » au Pompidou-Metz en 2014 et au Mori art museum de Tokyo en 2015. Des collections ont été prêtées au Palais de Tokyo ou au LAM de Villeneuve-d’Ascq. Tout cela aurait été difficilement inimaginable il y a quelques années. Aujourd’hui, un dialogue s’est instauré entre l’hyper contemporain et le très ancien, à la fois respectueux et décalé. Je souhaite qu’il se poursuive !

Alain Rauwel

A propos de l'auteur

Alain Rauwel, agrégé et docteur en histoire, enseigne l’histoire à l’université de Dijon. Ses travaux portent sur le régime de Chrétienté, ses institutions, ses rites, ses discours, sa culture visuelle, entre Moyen Âge et Temps modernes.