DES NUITS BLANCHES COMME CHARBON

DES NUITS BLANCHES COMME CHARBON

PAR FRANÇOIS CROISSY

« Écrire n’a rien à voir avec signifier mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir ». On étendrait aisément ce que Deleuze et Guattari affirment de l’écriture dans Mille plateaux à bien des formes plastiques et on rendrait compte, ce faisant, du projet mis en oeuvre par les éditions Kahl, sur une idée originale du collectif «Black New Black», dans le livre-évènement qu’est Charbon. Under the ground, sous le sol bien lisse de Paris, la nuit, d’étranges artères filent tous azimuts. Les cartographier, comme le suggèrent les philosophes, c’est dessiner un grand corps sans organes, un enchevètrement de muscles tendus, de nerfs à vif, de veines et de chairs, fait lui-même de multiples corps désirants : telle est la nuit. Les nombreux artistes rassemblés par les éditions Kahl la donnent à voir, à lire, en textes, en photos, en dessins, au fil des pages d’un album singulier dont on retrouve les protagonistes dans un film réalisé par Elora Thevenet, aussi réussi et passionnant que le livre dont il garde le titre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une image du film « Charbon ».

 

Où conduisent les grandes artères centrifuges qu’explore Charbon ? Loin du conformisme, certes – de la grisaille des costumes ou des tailleurs que portent les gens qui produisent et qui comptent. Le plumage des oiseaux de nuit est multicolore et brillant, comme leur ramage. Splendide et fièrement inutile, il est pure dépense. Non dépense d’une fortune que l’on n’a pas, mais dépense invétérée de soi, d’une sève de jeunesse largement indifférente aux âges d’état-civil. Les héros de Charbon livrent leur corps aux flux d’énergie de la musique, de la danse, de tous les plaisirs permis ou interdits. Dans le film, un splendide baiser de garçons scelle de rouge ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Aussi radical que le refus du conformisme est celui de toutes les assignations à résidence fulminées par l’ordre bourgeois, à commencer par l’assignation de genre. Parmi les conversations entendues ou devinées, beaucoup portent sur des transitions en cours, la sienne propre ou celles des ami.e.s. Et comme il ne saurait y avoir nulle hiérarchie entre la peau et le vêtement, comptent autant toutes les formes de travestissement, qu’elles tirent vers une épiphanie de la contradiction (entre apparence corporelle, voix, parure…) ou vers une assomption du vintage qui s’inscrit explicitement dans la tradition du dandysme – d’un dandysme trash, comme l’a toujours été celui des grands.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Hannibal Volkoff.

 

Charbon est ainsi l’occasion de faire connaissance avec les artistes de la nuit parisienne – qui ne sont porte-paroles de rien, puisque l’underground est tout sauf un mouvement cohérent, mais qui aiment à rapporter des images et des mots de toutes ces fêtes dont ils ne sont rentrés qu’au petit matin. Hannibal Volkoff, dont un numéro estival des Inrockuptibles a récemment étendu la notoriété d’une façon à tous points de vue spectaculaire, est le photographe de la nuit par excellence. Tom de Peyret en est le portraitiste, saisissant l’énergie propre à tous les participants de l’aventure, flashs de beauté non canonique sur noir profond. Régina Demina, artiste complète, jeune femme au talent souvent fulgurant, en est la muse ; elle illumine les sous-sols du Palais de Tokyo des lueurs d’apocalypse de ses voitures en flammes. Quant à Guillaume de Sardes, qui a écrit l’errance d’après minuit dans L’Eden la nuit, il réfléchit ici sur le rapport paradoxal entre underground et norme et photographie une « reine de la nuit » en devenir, au coeur de ce qui est en somme un grand opéra néo-baroque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Guillaume de Sardes.

 

On a dit que Charbon était une somme. Il faudrait alors ajouter « romantique », comme Thomas d’Aquin ajoutait « de théologie ». Il faudrait surtout préciser que « somme » ne doit en aucun cas être entendu comme addition avec total en bas de page, bien davantage comme multiplication à l’infini : multiplication à chaque pas, à chaque rencontre, de carrefours ouvrant aussi bien sur des ruelles sombres où claquent les talons hauts que sur de larges avenues vidées par le sommeil et où l’on peut courir à perdre haleine vers demain. C’est cela qui est beau dans Charbon : le portrait de groupe d’une ville brûlant du désir d’altérité, définitivement non résignée.

 

Charbon, un livre des éditions Kahl, dirigé par Laureline Dargery, avec le collectif « Black New Black », septembre 2018.

François Croissy

A propos de l'auteur

François Croissy est un dilettante à qui il arrive de s’adonner au journalisme.