LE REGARD SUR L’ART DE LAURENT ISSAURAT

LE REGARD SUR L’ART DE LAURENT ISSAURAT

ENTRETIEN GUILLAUME DE SARDES

 

Responsable de l’art banking dans un grand organisme financier, Laurent Issaurat était attendu sur le terrain du marché de l’art. Or il vise précisément à faire un pas de côté en prenant pour terrain d’étude, dans une série de livres dont le premier vient de paraître, les choix des grandes institutions publiques d’art contemporain. Il faut dire que sa formation, rare, le prédisposait à ce grand écart : diplômé en sciences politiques et finance, il est aussi titulaire d’un MA en Histoire des Arts et chroniqueur dans ce domaine. C’est donc avec une compétence particulière qu’il tire pour nous les leçons de son enquête.

Vous venez de publier chez Eye to Eye Books un livre aussi élégamment écrit que mis en page, Artistes visuels remarquables d’aujourd’hui. Vous y présentez de manière claire et concise vingt-cinq artistes français, comme Adel Abdessemed, Sophie Calle, Pierre Huyghe ou Pierre Soulages. Contrairement à d’autres essayistes qui assument une part de subjectivité, vous avez voulu fonder vos choix sur une méthode objective. Pourriez-vous nous dire laquelle ? Et pourquoi ?  

Les artistes présentés dans l’ouvrage sont ceux dont le travail a été le plus montré par les grandes institutions du monde de l’art (ses musées et centres d’art, ses documentas de Cassel et biennales de Venise), au cours de la dernière décennie. En d’autres termes, ces créateurs sont un reflet du consensus des plus grands directeurs de musées et commissaires d’exposition de notre époque. Cette méthode donne à la sélection une légitimité exceptionnelle, déconnectée des mouvements du marché, et fait de l’ouvrage un point de repère unique en son genre pour celui ou celle qui s’intéresse à la scène française d’aujourd’hui.

 

Avez-vous été surpris pas les résultats de votre méthode, au sens où elle aurait fait émerger des noms inattendus ?

La méthode s’appuie sur une période d’observation relativement longue, ce qui permet de gommer certains effets de mode temporaires, ou de regarder trop loin en arrière dans le rétroviseur. Mais j’ai été étonné de ne pas retrouver certains noms. Notamment des artistes qui à mon avis ont marqué l’histoire de l’art -Orlan, Ben ou Martial Raysse, entre autres – mais ont été moins présents dans l’actualité institutionnelle des dernières années. À l’opposé, on trouve dans la sélection des artistes parfois davantage exposés à l’étranger qu’en France, ce qui fait émerger des noms importants et pourtant moins inscrits dans notre quotidien national. Mais globalement, on peut dire qu’il n’y a pas de surprises stupéfiantes, dans le sens où tous les artistes présentés sont particulièrement robustes et jouissent déjà d’une notoriété incontestable.

 

Que pensez-vous de l’art contemporain français en général, et particulièrement de sa place à l’échelle mondiale ?

Contrairement à ce que l’on peut souvent entendre ou lire, la scène française est à mon sens relativement bien représentée dans la programmation des institutions non commerciales à travers le monde. Nos créateurs sont très appréciés notamment pour leurs installations, leurs environnements immersifs ou filmiques. En revanche, si l’on regarde ce qui se passe de l’autre côté du Rhin, par exemple, on constate que l’Allemagne a produit davantage de peintres et de photographes qui se sont vraiment imposés à l’échelle globale. Et ce constat est capital, parce que la peinture constitue le principal segment du marché de l’art, loin devant tous les autres compartiments. Partant de là, on comprend un peu mieux pourquoi les artistes « institutionnels » français sont moins visibles que leurs homologues allemands dans la sphère marchande du monde de l’art.

 

Passionné par l’art contemporain, vous êtes aussi banquier privé. À ce titre vous êtes capable d’appréhender l’achat d’une œuvre d’art comme un investissement. Mais s’agit-il pour vos clients d’un investissement comme un autre ?

Une œuvre d’art n’est pas comparable à des actifs d’investissement financier, car de nombreux facteurs, profondément subjectifs, entrent souvent en ligne de compte lors de la décision d’achat : le choc esthétique, un intérêt pour l’histoire racontée par une œuvre, sa provenance, une relation particulière avec un artiste, l’envie de faire plaisir à un galeriste, le statut social conféré par la détention de certaines œuvres, et bien d’autres facteurs encore ! En revanche, l’art peut constituer un réel enjeu financier et patrimonial et, à ce titre, il est possible d’être conseillé, éclairé dans ses choix, accompagné, qu’on se positionne sur l’achat ou la vente, l’authentification d’une œuvre d’art, qu’on s’intéresse à l’administration d’une collection, aux sujets d’assurance, de transmission aux générations suivantes, à la philanthropie dans le domaine des arts, etc.

 

Depuis le tournant des années 1970, l’indice des prix de l’art aurait été multiplié par dix, soit environ 5-6 % par an, tiré par l’art contemporain. L’art contemporain auquel vous vous intéressez particulièrement vous paraît-il un investissement rentable ?

Il faut être très prudent avec les indices, qui ne tiennent pas compte des coûts liés à la propriété des œuvres (assurances, entretien, restauration, conservation, stockage) et souvent oublient l’inflation, qui est restée élevée jusqu’à la fin du XXe siècle. Surtout, ces indicateurs sont généralement fondés sur les résultats de ventes aux enchères, ce qui signifie que les invendus (les œuvres « ravalées », qui n’ont pas trouvé d’acheteur) ne sont pas pris en considération, ce qui constitue un défaut de construction majeur. Par ailleurs, comme vous le soulignez, les performances sont tirées par le segment de l’art contemporain, et la réalité des autres compartiments est plus contrastée. Au plan de la valeur financière, il est indéniable que certains investisseurs peuvent ponctuellement réaliser de très belles opérations au moment de la revente mais ce qui me paraît essentiel, c’est de ne pas simplement se fier à des indicateurs globaux qui ont le mérite d’exister mais demeurent imparfaits. Et puis, on dit que le « dividende » d’une œuvre d’art, c’est le plaisir d’en jouir, à travers la contemplation. Ce bénéfice est réel, parfois immense, mais il n’en demeure pas moins intangible, impossible à mesurer… Et heureusement, peut-être !

Guillaume de Sardes

A propos de l'auteur

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.