SACHA WALCKHOFF, AUTOUR DES TENDANCES

SACHA WALCKHOFF, AUTOUR DES TENDANCES

ENTRETIEN NOEMIE POROTTI

PORTRAIT GUILLAUME DE SARDES

 

Sacha Walckhoff, directeur de la création de la Maison Lacroix, est l’un des inventeurs de lignes, de motifs et d’objets les plus originaux et les plus féconds de notre temps. La presse du monde entier vient l’interroger sur les tendances du moment. Pour Prussian blue, revue à laquelle il collabore régulièrement, Sacha Walckhoff réfléchit sur la notion même de tendance.

 

Qu’est-ce qu’une tendance de mode ? « Être tendance » est-il perçu comme un gage de valeur ?
La tendance dépend du domaine dans lequel on se situe. Dans tous les cas, elle représente pour moi quelque chose de volatile : elle se concrétise à travers la vision de certains, et elle est censée être là pour donner envie, sans qu’il y ait forcément concertation. Elle est aussi très paradoxale, car dès lors qu’émerge l’envie, le cycle fait qu’il est déjà presque trop tard pour se l’approprier. Quant au gage de valeur, la tendance en est indéniablement un, puisqu’elle représente une forme de futur proche, ce à quoi on tend. Elle a aussi la valeur d’être partagée très rapidement, et dans un cycle de plus en plus rapide, c’est un véritable atout.

Quelles sont vos inspirations principales en ce domaine ?
Beaucoup sont liées à l’air du temps, et notamment à l’actualité culturelle. Pour le reste, c’est une sorte d’heureux hasard, quand tout à coup mon œil est attiré par quelque chose : ce peut être quelqu’un que je croise dans la rue, un objet trouvé aux puces, ou même une lecture. Tout cela est aléatoire. Ensuite, je travaille beaucoup à partir de « moments », notamment pour la maison Lacroix, où je suis constamment dans la création. Ça ne s’arrête jamais vraiment, le rythme des collections fait que je suis dans l’obligation de donner beaucoup de contenus au studio. Je dois à la fois rentrer dans les codes Lacroix et les renouveler. Si l’on regarde les inspirations des collections récentes, il faut aussi prendre en compte leur contexte : par exemple, on a dû créer l’an dernier juste après la période des attentats, ce qui nous a poussés à travailler sur la joie de vivre et la liberté.

Qui lance les tendances ?
Elles sont lancées par une population essentiellement jeune, mais qui arrive à toucher tous les domaines : il y a toujours des gens qui ont des idées et qui éprouvent l’envie de les partager – bien qu’il existe des prescripteurs, et des précurseurs.

La tendance est-elle synonyme de changement ?
À mes yeux elle est davantage synonyme d’évolution, car elle permet d’aller d’un point à un autre : la tendance fait muter les choses, plus ou moins, selon sa force et qu’elle dure ou non.

Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont-ils changé notre rapport aux tendances ?

Ils ont sans doute permis d’intéresser et de toucher un public plus large : encore une fois, toutes les informations sont diffusées à la vitesse de l’éclair sur nos appareils, ce qui a participé à l’accélération du cycle des tendances. Auparavant, elles mettaient du temps à toucher toutes les classes sociales ; aujourd’hui elles sont comme des étincelles. Il faut aussi noter que tout est générationnel : pour certains qui sont nés avec la rapidité des nouveaux outils de communication, la tendance volatile est quelque chose d’ancré, alors que d’autres, qui ont connu l’âge de la lenteur, savent que l’on peut vivre – et donc créer – différemment !

Il y a trente ans, les tendances apparaissaient comme une quête de liberté – qu’en est il aujourd’hui ?
Dans notre société, les tendances ont fait surgir des contre-tendances ; chacun réagit face à ce que les tendances « imposent », comme si finalement elles étaient des entraves à la liberté. De toute façon, leur caractère éphémère fait qu’elles ont moins de temps pour s’installer, et donc moins d’impact.

Les cahiers de tendance ont-ils encore leur place dans l’industrie de la mode ?
Tout dépend du type d’industrie dans lequel on se place. Pour certains, un cahier de tendance possède un effet rassurant, et permet d’avoir une palette de coloris et de matières supposée soutenir les ventes : une voiture neuve pourra aisément avoir le même ton de bleu que le pull que l’on vient de s’offrir ! L’idée est de susciter de la cohérence entre créations. Les maisons de mode, elles, sont prescriptrices : elles n’ont donc pas à travailler avec les cahiers de tendance, puisqu’elles sont censées les donner. Ils sont simplement un éclairage.

Voir des tendances du passé ressurgir sur les podiums peut-il être perçu comme un manque d’innovation de la part des créateurs ?
Ce regard sur le passé a toujours existé, que ce soit au XIXe ou au XXe siècle, dans l’inspiration de mode ; c’est quelque chose qui est inhérent à ce monde. La « collection du scandale » chez Yves Saint-Laurent en est le parfait exemple, puisqu’elle était inspirée des codes vestimentaires de la libération de Paris en 1945. Ses amies, Loulou de La Falaise, Betty Catroux, s’habillaient aux puces dans un style années 40 et 50 : elles ont été ici sa source principale d’inspiration. C’est de cette façon que le vintage est apparu pour la première fois dans la couture, et le mot rétro aussi. Lors des mêmes années 70, on a revisité l’iconographie des années 20, notamment au cinéma avec des films comme Gatsby le Magnifique ou encore Bonnie and Clyde. Tout cela a été repris par le monde de la mode. On a parfois besoin de regarder dans le passé, se l’approprier à nouveau, puis prendre de l’élan et proposer finalement des choses nouvelles. Cependant, le fait aujourd’hui est que l’on est constamment bombardés d’images, sans en avoir les sources. La jeune génération a une mince culture de la mode, et a tendance à tout mélanger. On perçoit l’image sans forcément la comprendre, la rendant ainsi désincarnée et dépourvue de sens. Sur les podiums, cela se traduit par la multitude des inspirations que l’on retrouve parfois dans une seule collection : une veste seventies mélangée à des codes vestimentaires futuristes, par exemple. Il y a là un manque de sens et de cohérence : les tendances sont devenues un commerce. Malgré cela, il reste aujourd’hui des créateurs qui arrivent à innover véritablement, comme Jacquemus ou Demna Gvasalia. Ils cherchent quelque chose qui n’a pas encore été fait, et qui finalement donne un résultat très novateur. Ils parviennent à exprimer une émotion, ce qui est à mes yeux le cœur de ce métier.

Noémie Porotti

A propos de l'auteur

Parisienne jusqu'au bout des ongles, Noémie Porotti a étudié l'histoire de la mode, travaille dans une grande maison et poursuit sa quête de l'élégance parfaite.

A propos du photographe

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.