LES PATIENTES VARIATIONS D’ORIANNE CASTEL

LES PATIENTES VARIATIONS D’ORIANNE CASTEL

ENTRETIEN PAR FRANÇOIS CROISSY

PORTRAIT PAR GUILLAUME DE SARDES

 

Avec ses grands yeux bleus, son regard légèrement interrogateur et son filet de voix, Orianne Castel n’a rien de ces jeunes artistes si sûrs d’eux. L’intérêt que l’on porte à son travail semble même la surprendre un peu. Petite-fille du grand sociologue Robert Castel, dont elle était proche, diplômée des Beaux-Arts de Chalon-sur-Saône et terminant actuellement un master de philosophie à Paris-VIII, elle a déjà présenté une exposition à la galerie Massimo De Luca (Venise) et suscité l’intérêt de collectionneurs importants comme Achille Mauri. Nous la rencontrons alors qu’elle prépare une deuxième exposition, prévue pour l’année 2017.

 

Orianne Castel par Guillaume de Sardes
Orianne Castel, 2016

 

Votre travail consiste en d’infinies variations sur la « grille ». De quoi s’agit-il exactement ? Depuis quand avez-vous entamé cette recherche ? Comment y êtes-vous arrivée ?
Je suis venue à la grille par l’observation des formes autour de moi. L’homme qui fabrique fait des grilles : l’architecte qui dessine les fenêtres d’un immeuble, l’urbaniste qui trace des routes, etc. C’est cet aspect qui m’a intéressée. Dans mon travail, j’associe la grille au principe de création et à l’homme, pensés ensemble. C’est pour cette raison que j’utilise des matériaux liés à l’architecture. Pour moi, la grille est la structure de l’idée de projet, une représentation de la virtualité. C’est une forme qui fait réellement appel au devenir parce qu’au présent elle se situe à la fois à la limite du sensible (l’émotion esthétique est minime) mais également à la limite de l’intelligible (Rosalind Krauss a très bien analysé ce point). Mais justement, c’est une forme en puissance et je trouve qu’en ce sens elle est très radicale. Elle peut tout contenir (spatialement elle peut s’étendre indéfiniment), elle ne fait pas de hiérarchie entre les possibles (tous les modules sont identiques) et elle permet à tous ces possibles de communiquer entre eux, même si la distance qui les sépare n’est pas la même (tous les modules sont liés par les lignes). C’est la seule forme où ce qui délimite est aussi un lieu-passage. Je trouve cette idée très belle et j’essaie d’en rendre compte par le travail des matières. J’ai deux types de pratiques, une quotidienne qui consiste à faire des séries de grilles en petit format, et une plus occasionnelle qui consiste à réaliser des installations éphémères à l’échelle d’une salle d’exposition.

 

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Vos œuvres relèvent de l’art conceptuel, ce qui est une filiation rare chez une jeune artiste. Qui sont les grands devanciers qui vous inspirent ?
Oui, je me sens assez proche de l’art conceptuel, du moins d’un certain courant de l’art conceptuel, tel qu’il a pu être porté par Sol LeWitt par exemple. Cette conception de l’art instaure une primauté de l’idée sur la réalisation et exige de concevoir entièrement la pièce avant de la réaliser : ce sont des choses qui me correspondent. D’ailleurs j’aime beaucoup le travail de Sol LeWitt, surtout ses structures, le fait qu’elles puissent en théorie se développer à l’infini. En revanche, je me distancierais de l’art conceptuel tel qu’il a été théorisé par Joseph Kosuth. Je ne cherche pas à définir l’art par ma pratique artistique. Pour moi l’art a vraiment un rapport avec la vie. C’est pour cette raison, que je suis très attachée à l’objet contrairement à de nombreux artistes conceptuels qui ont remis en cause la production même au profit de l’idée. Mes pièces font partie d’un tout qui est lié à un processus de vie. Je crois que c’est une histoire d’époque : les tenants du courant conceptuel cherchaient à remettre en cause la notion d’auteur. Aujourd’hui, il me paraît difficile de séparer l’œuvre de l’artiste qui la produit. Roman Opalka est un bon exemple de ce que je veux dire : on pourrait affilier sa production à une démarche conceptuelle, mais elle est en même temps très personnelle.

 

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Votre démarche, bien que de tradition occidentale, ne rejoint-elle pas la pensée chinoise, notamment le concept de « fadeur » tel que l’a mis en avant le philosophe et sinologue François Jullien ?
La grille, du moins celle que je déploie, entretient un lien avec la fadeur parce qu’elle a trait à la neutralité. François Julien met en avant le rapport qui existe entre platitude et plénitude dans l’esthétique chinoise. C’est cette idée selon laquelle le silence peut accueillir tous les sons possibles alors que l’actualisation d’un son particulier se fait toujours dans la négation d’un autre. Dans la grille, aucune forme, aucune ligne ne se distingue ; elle refuse la caractérisation et en ce sens c’est une sorte de formalisation du caractère neutre. Mais la grille n’est pas la représentation d’un unique module vide que l’on pourrait associer au silence, c’est une répétition de modules vides, une répétition, possiblement infinie, de silences. Ce qui est très différent, car c’est cette répétition du même module de virtualité qui produit sa capacité d’essor (spatiale mais surtout théorique) alors que, dans la pensée chinoise, c’est la référence au centre (tao) qui fait efficience. Et cette référence à un centre a évidemment des conséquences en termes d’expansion. D’ailleurs, la figure du sage telle qu’elle est décrite par François Jullien est celle d’une personne qui agit dans son environnement immédiat. Je crois que la grille invite au contraire à dépasser l’échelle du module et à emprunter les lignes. De plus, cette notion de centre est liée à l’idée de quelque chose qui serait premier alors que la grille se déploie sans tradition. Elle agit comme structure qui comporte en elle-même les conditions de sa réalisation.

 

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Installation à la galerie Massimo De Luca (c) Fabio Bettin
François Croissy

A propos de l'auteur

François Croissy est un dilettante à qui il arrive de s’adonner au journalisme.

A propos du photographe

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.