ALAIN FLEISCHER, L’AVENTURE GENERALE
PAR GUILLAUME DE SARDES
Alain Fleischer est avec raison considéré comme un des grands artistes de notre temps. Comme l’a remarqué Jean de Loisy, dont l’avis est des plus autorisés, si son œuvre a « mystérieusement » été « dérobée pour l’essentiel au public », elle ne l’en a pas moins placé « au plus haut niveau des artistes des dernières décennies ». On ne peut donc que se réjouir de la grande rétrospective titrée L’Aventure générale que lui a consacré le Centquatre, tout en regrettant qu’elle ait été fermée au public à cause de la pandémie… Mais Alain Fleischer lui-même ne déclare-t-il pas : « pour ce qui est de la reconnaissance éventuelle de ce que je produis, ma patience est celle d’un humain à venir dont l’espérance de vie serait de quelque deux cents ans » ?
L’Aventure générale. Beau titre dont il faut dire un mot. Il a été choisi par l’artiste lui-même, sans doute parce que de la photographie au cinéma, de la littérature aux installations, il a « créé sans cesse et sans renoncer à rien ». Une « aventure » donc, car Alain Fleischer est un expérimentateur de formes nouvelles, une « aventure » vite devenue « générale » par la multiplicité des médiums à travers laquelle elle s’est déroulée. Il serait néanmoins erroné d’imaginer une œuvre qui se serait développée durant quarante ans de manière désordonnée, comme un jardin à l’anglaise. En dépit de son foisonnement, elle offre un plan d’ensemble dont la rigueur est celle d’un jardin à la française. Au fil des ans, Alain Fleischer s’est montré constant dans sa méthode, laquelle consiste à interroger les médiums en les poussant à leur limite, constant aussi dans ses thématiques : le temps, l’amour et la nostalgie.
Pousser un médium à sa limite, c’est en faire une utilisation à la fois paradoxale et révélatrice. C’est par exemple ce projecteur de cinéma (L’ombre de lui-même, 1990) qui, son faisceau lumineux dévié par deux miroirs, finit par projeter sur le mur sa propre ombre…
C’est Dans le cadre miroir (1987), cette série de photographies présentant ce qui ne devrait jamais être visible en même temps sur une image : le champ, le contre-champ et le hors-champ. Alain Fleischer y parvient grâce à un dispositif d’une inventivité qui n’est pas sans rappeler celle des Surréalistes : devant un panorama romain, il réalise d’abord un portrait Polaroid de sa compagne Danielle Schirman, dont le développement est quasiment immédiat, portrait qu’il place dans un cadre fantaisie en miroir. Il photographie alors dans la foulée ce cadre dans lequel se reflètent son modèle et le panorama romain. Tout est là, en une image, y compris, sédimentée, la minute qui s’est écoulée entre les deux prises de vue. Vertige…
Encore plus troublante, sa série intitulée Écrans sensibles. Sa mise en œuvre a la simplicité des plus belles idées. Elle consiste en la projection d’un film réalisé tout exprès sur un écran non pas de toile blanche, comme au cinéma, mais de papier baryté. Pour Écran sensible, la lettre, le court-métrage présente deux personnages, l’un rédigeant une lettre, l’autre la recevant, ces deux personnages n’étant jamais dans l’histoire mis en présence l’un de l’autre. À l’issue de la projection, l’écran de papier photo est badigeonné de révélateur. Une image apparaît alors qui est la somme de toutes les images projetées : 24 images par seconde, soit 1440 images par minute, c’est-à-dire 10080 images pour ce film de sept minutes. Comme pour une pose longue en photographie, seuls les éléments fixes apparaissent. On distingue alors les silhouettes légèrement tremblées de l’auteur de la lettre et de sa destinatrice, réunis pour la première fois sur la même image. Alors que Roland Barthes définit la photographie comme « ça a été », Alain Fleischer préfère en souligner la virtualité poétique. Pour lui, la photographie glisse du côté du rêve.
Autre moment de grâce : Autant en emporte le vent (1979-1981), une installation consistant en la projection en boucle du plan fixe d’un visage de femme sur les pales en mouvement d’un ventilateur. Les pales du ventilateur rappellent le défilement de la pellicule, tandis que la circularité de l’œuvre, cette dimension « autoréférente », est soulignée par l’artiste lui-même qui précise que les longs cheveux du modèle ont été filmés ondulant sous l’effet d’un courant d’air créé par le ventilateur même sur les pales duquel il a choisi de projeter son film. Une œuvre close sur soi, donc, qui traite de l’image évanescente et, indirectement, de la mémoire et du regard.
Autant en emporte le vent, 1979-1981
Cette réflexion indirecte sur le regard, ainsi que l’intérêt d’Alain Fleischer pour l’hybridation des médiums, se retrouvent également dans une installation récente autour de l’Embarquement pour Cythère par Watteau : L’Écran, la séance, 2020. Le regardeur entre dans une salle plongée dans la pénombre. Il s’assoit devant un rideau rouge qui s’ouvre bientôt. Un projecteur se met en route et on voit un film, un petit rectangle blanc se déplaçant sur le tableau de Watteau, comme s’il était observé à la loupe, fragment par fragment. Puis le rectangle s’élargit jusqu’à saisir l’entièreté de la célèbre peinture. Arrivé là, le projecteur s’éteint et la lumière se fait dans la salle. On s’aperçoit alors que le tableau est réellement là, qu’il ne s’agissait pas d’une projection consécutive à un filmage, mais d’un simple balayage du tableau par un faisceau lumineux. On comprend alors que dans le projecteur passe une pellicule noire avec une fenêtre blanche. On a donc un dispositif de cinéma, mais l’illusion d’un film. L’intérêt de la pièce réside tant dans cette illusion qui questionne l’idée même du cinéma que dans la démonstration qu’elle fait de la façon progressive dont se dévoile une image. Alain Fleischer montre que, contrairement à une idée a priori, l’appréhension d’une image n’est pas instantanée. Au contraire, en parcourant l’image, le regard introduit le temps dans la perception d’une image fixe.
Si les quelques pièces que je viens d’évoquer ne permettent pas de saisir toute la variété de l’œuvre d’Alain Fleischer, au moins illustrent-elles sa profondeur conceptuelle. Mais s’arrêter là serait tout de même en manquer une dimension fondamentale : l’amour, sous les formes de l’érotisme et de la délicatesse. En témoigne un joli livre de photographie qui vient de paraître aux éditions Peliti Associati. Sobrement titré Danielle et entièrement consacré à celle-ci, ce livre regroupe différentes séries : des portraits, des nus et des images plus construites où l’on voit le beau visage classique de Danielle Schirman se refléter dans différents objets. Autant d’images qui témoignent chez l’artiste, comme il l’écrit lui-même, de « l’impératif, l’exigence, la nécessité, et pour tout dire l’obsession de faire œuvre à chaque instant, c’est-à-dire de transformer la vie de tous les jours en invention, et l’image de chaque moment vécu en fiction ». La vie comme fiction, c’est bien là une aventure générale.
Image d’ouverture : Alain Fleischer et Danielle Schirman à Rome, 1989 © Patrick Sandrin