HILDEBRAND, LA FUREUR DU DESSIN
PAR FRANÇOIS CROISSY
Un Ernst Hildebrand est bien connu des dictionnaires d’artistes, mais il est mort en 1924, alors qu’un autre Ernst Hildebrand, son petit-fils, était encore un tout jeune homme. De ce dernier, peintre et surtout dessinateur de première force, on ne sait pas grand’chose – et pour cause : une de ses oeuvres les plus impressionnantes montre tout ce que la société allemande compte de bien-pensants prompte à dégainer le tristement fameux « article 175 » pour vouer aux gémonies un jeune homme glorieusement nu. Aucun doute ne peut subister quant à l’appartenance d’Hildebrand aux réprouvés de l’article 175, même s’il a mené par ailleurs une vie aux apparences bourgeoises. Il était donc bien normal que Nicole Canet, sans qui Paris ne saurait rien de l’art « queer » du XXe siècle, présente une riche exposition consacrée à l’artiste allemand. Certaines oeuvres avaient déjà attiré l’attention des visiteurs de la galerie, mais cette fois l’acquisition d’un important fonds inédit permet de cerner plus précisément la manière et les obsessions d’un grand témoin de la sexualité à l’âge expressionniste.
Impossible de s’y tromper : c’est bien au Berlin de la République de Weimar que renvoient les dessins relatifs à la prostitution masculine, où de riches clients d’âge mûr serrent de près des éphèbes à la silhouette presque féminine, dans d’élégants cabarets ou au coin de ruelles ennuitées. Scènes admirablement saisies, d’un trait sûr, précis, cruel à l’occasion, incontestablement magistral. Ces rencontres vénales sont les seules auxquelles Hildebrand donne un cadre contemporain.
Le propre de son imaginaire érotique, en effet, est de transporter dans des mondes lointains (que l’éloignement soit spatial ou temporel) des fantasmes presque toujours marqués du sceau du sadisme : de jeunes corps en position de victimes, jouissant de l’être, et soumis à la concupiscence d’hommes dominants, souvent équipés de ces fouets si haut placés sur la liste des accessoires luxurieux d’antan. L’orientalisme joue à plein son rôle d’exutoire : en créant de toutes pièces un « ailleurs » théâtralisé, il rend possible ce que les convenances n’autorisent même pas à imaginer dans un environnement familier. Marchands d’esclaves, pirates… c’est tout un répertoire emprunté aux récits spectaculaires qui accompagne la montéer du désir, quand il ne renvoie pas, plus classiquement, à la mythologie des satyres et des bacchanales. Mais cette imagerie qui pourrait être convenue est transcendée par l’art du dessinateur, qui sait croquer des portraits saisissants de force – son crayon étant plus habile que son pinceau, nonobstant l’intérêt des toiles. Du convenu on sort aussi lorsque Hildebrand emprunte aux poncifs de l’art d’église pour exprimer le désir masculin, « profanation » à laquelle les dernières décennies nous ont accoutumés, mais qui restait téméraire au mitan du siècle passé.
C’est donc un précurseur méconnu qu’il faut aller découvrir rue Chabanais : un aïeul exotique de Tom of Finland, mais aussi un anticipateur des iconographies « trans », avec ses corps ambigus, hommes par le sexe mais féminins en leurs formes juvéniles. Un artiste d’une étonnante modernité, en tout cas, qui a créé furieusement, dans le secret, mais pas en vain puisque, grâce à une découvreuse admirable, il fait aujourd’hui, trente ans après sa mort, son entrée dans l’histoire des arts minoritaires.
Hildebrand : fantasmes & enfers – jusqu’au 17 décembre 2022 – « Au bonheur du jour », 1 rue Chabanais, Paris IIe. – https://www.aubonheurdujour.net/
Ill. : copyright « Au bonheur du jour »