« SOUS INFLUENCES » À LA MAISON ROUGE. 15 FEVRIER – 19 MAI 2013
TEXTE ALAIN RAUWEL
À y bien réfléchir, il n’y a rien de surprenant à ce que le monde des arts et celui des paradis artificiels aient une longue frontière commune. Tout fiers, les contemporains d’Alberti avaient affronté l’art aux défis potentiellement infinis du regard. Un bon siècle après, avec Giulio Romano, Salviati ou Beccafumi, l’affaire était entendue. Que faire alors, sinon tenter d’autres expériences limites ? Ce sont celles des stupéfiants qu’explore l’ambitieuse et très riche exposition Sous influences, à voir à la Maison Rouge juqu’au 19 mai. Comme toute grande manifestation thématique, elle regroupe trop d’œuvres, et de niveaux trop variés, pour que l’ensemble soit homogène. Mais si le quelconque est très quelconque (il ne suffit pas d’avoir un nom pour que des gribouillages à main perdue présentent un intérêt), le bon est très bon, voire excellent. Le circuit commence d’ailleurs en fanfare, par une feuille de Charcot, le père de la psychiatrie moderne, qui avait expérimenté dès 1853 l’expression sous haschich : délire très Second empire, fondé sur une lubricité historisante. C’est presque le temps du « Club des haschichins », qui accueillit Baudelaire. L’exposition, elle, accueille une admirable série de planches de Bellmer pour les Paradis artificiels : les obsessions fétichistes de l’un des plus grands maîtres de la gravure s’inscrivent parfaitement dans les brumes de la drogue. Autre écrivain, Cocteau s’adonna longtemps aux délices de l’opium ; entre deux célèbres clichés de Lucien Clergue, ses œuvres « sous influence » encadrent un sublime dessin de 1936 représentant un jeune homme fumant, qui suffirait à consacrer définitivement le poète comme prince de la morbidezza. Faisant sas, les reproductions grandeur nature des murs de la bibliothèque des drogues (Frédéric Post) retiennent longuement : une collection encyclopédique d’ouvrages anciens et modernes sur les stupéfiants, leurs amateurs et leurs effets. Dans la partie la plus contemporaine de l’exposition, on n’est pas surpris de retrouver les grands photographes des junkies d’Amérique et d’ailleurs : un très beau Larry Clark, Nan Goldin, un impressionnant Antoine d’Agata. Pas surpris non plus, mais toujours ravi, de pénétrer dans l’univers à pois, infiniment psychédélique, de Yayoi Kusama. Pas surpris encore de découvrir plusieurs projets de vidéastes. À choisir, le plus saisissant est sans doute Résistance au Rohypnol de Fiorenza Menini : un jeune homme, en plan fixe, tente de ne pas céder aux effets d’un puissant somnifère. Soutenir son regard qui chavire et se perd est, à la longue, très troublant : certainement parce que ces yeux-là sont aussi ceux du plaisir. Comme si l’addiction volontaire aux drogues n’était qu’une autre forme de quête de la petite mort, avec l’espoir fou et la terreur qu’elle devienne asymptotique à la grande.