ALAIN FLEISCHER, UNE LIGNE PORNOGRAPHIQUE

ALAIN FLEISCHER, UNE LIGNE PORNOGRAPHIQUE

ENTRETIEN PAR GUILLAUME DE SARDES

Écrivain fécond, artiste d’une insatiable curiosité, Alain Fleischer n’est pas seulement le directeur du prestigieux Fresnoy, Studio national des arts contemporains. La question des images interdites l’accompagne depuis longtemps. Tout comme il joue sur le lien entre le cinéma et la ville dans sa série Cinecittà, il expérimente avec Exhibitions la présence de la  pornographie dans l’espace public. Dans la ligne de son essai La pornographie : une idée fixe de la photographie (La Musardine, 2000), il revient ici sur son rapport aux images de jouissance.

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– Vous souvenez-vous de la première photographie pornographique que vous avez vue ?

J’en ai un souvenir très précis. Un livre circulait sous le manteau parmi les élèves, quand j’étais en classe de troisième, au lycée Claude Bernard à Paris (à l’époque, l’établissement était réservé aux garçons). C’était un roman érotique à trois sous, intitulé Phi Phi, sans nom d’auteur, publié clandestinement par un éditeur anonyme qui ne donnait que sa localisation présumée : Brest. Il s’agissait des premières aventures sexuelles de deux adolescents, frère et sœur incestueux, bientôt entrepris, encouragés et dévergondés par des adultes, dont leur mère, mannequin de son métier, qui leur donnait à voir ses ébats avec ses amants. Le volume était complété par une série de photographies pornographiques en noir et blanc, d’origines diverses, médiocrement imprimées, et sans aucun rapport avec le roman. La plupart montraient des postures convenues entre partenaires plutôt laids, d’âges moyens, avec des corps parfois fatigués, peu appétissants. Il était évident que ces images avaient été ramassées à droite et à gauche. Une seule m’avait troublé et a continué de le faire assez longtemps, car j’avais réussi à devenir le dernier destinataire, propriétaire final du livre (il doit se trouver encore quelque part parmi les cartons de mes successifs déménagements). L’image montrait une très jolie jeune femme blonde en robe d’été retroussée au-dessus des hanches. Elle était en partie allongée sur la banquette d’une voiture que l’on pouvait identifier comme une Simca Aronde, arrêtée, vitres baissées, à l’ombre d’un arbre. Sa jambe gauche était relevée, pliée, son pied prenant appui sur le volant (ce détail me plaisait beaucoup). Je me souviens de ses bras très fins, légèrement halés, et de ses belles mains aux doigts longs, aux ongles courts, avec une gourmette au poignet (cela contrastait avec les mains grasses, aux doigts bagués, aux ongles grossièrement vernis, dans d’autres images). Elle introduisait dans son sexe un objet que je voyais pour la première fois : un godemiché en plastique blanc, d’aspect médical, mais dans lequel je découvrais une judicieuse invention. Le visage de la fille, vaguement souriant, exprimait à la fois le début du plaisir, la curiosité pour l’objet qu’elle manipulait, et une sorte d’amusement à s’exhiber ainsi au photographe, probablement le conducteur de la voiture, qui l’avait arrêtée dans un sous-bois. Cette image fixe était génératrice de bien des scénarios. Une première question donnait le point de départ de différentes histoires : la jeune fille était-elle complice de celui qui la photographiait, et multipliaient-ils ensemble de telles situations, ou avait-elle été obligée de se soumettre et, dans ce cas, quelle atteinte à sa pudeur, ou quel plaisir éprouvait-elle à l’exercice qui lui était imposé ? Je ne suis pas sûr d’avoir jamais été autant troublé par une autre photographie pornographique. Peut-être étais-je déjà sensible au fait que l’homme en était absent, ce qui permettait à la fois d’échapper à la vision peu intéressante pour moi d’une anatomie masculine, et de me projeter à sa place. Il me semble que je pourrais écrire à partir d’elle tout un roman, ou un recueil de souvenirs…

 

– La pornographie est un sujet sur lequel vous avez écrit, et sur lequel vous avez travaillé en tant que photographe et plasticien. Quel rapport la pornographie vous paraît-elle entretenir avec l’art ?

L’art nuit à la pornographie. Plus la photographie d’une scène de sexualité se veut artistique, c’est-à-dire mise en scène, jouée, cadrée, éclairée, et moins elle est pornographique : tout ce qui relève d’une simulation décelable est contre-performant. La pornographie a besoin d’évidence, d’authenticité, de naturel absolu, elle doit renvoyer à un vécu brut, comme une photo-souvenir. L’art a tendance à tout habiller, y compris ce qui doit rester non seulement nu, mais cru, pour qu’on y croit. La véritable pornographie est pratiquée par des amateurs qui ne cherchent pas à enjoliver, mais à témoigner de la façon dont se réalise concrètement leur imaginaire érotique, leurs fantasmes, depuis les plus banals (les plus courants, les plus partagés) jusqu’aux plus singuliers.

 

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– Vous avez théorisé le surgissement de l’autobiographique (au sens large) dans vos travaux de création ou de pensée. Cela s’applique-t-il à vos photographies ?

Oui, dans une large mesure, puisque bon nombre de mes photographies ont pour modèles les femmes qui ont partagé les principales époques de ma vie. La photographie est un moyen d’expression qui s’accommode de l’intimité, de l’indépendance et d’une économie modeste. La plupart de mes travaux et recherches photographiques ont été réalisés dans un cadre domestique, comme ceux du peintre dans son atelier. Ils sont donc liés aux personnes et aux décors de ma vie privée. Par ailleurs, Danielle Schirman, ma compagne depuis plus de trente ans, est non seulement présente dans beaucoup de mes photographies, mais elle collabore – on pourrait dire comme assistante – aux prises de vues impliquant des dispositifs techniques complexes : systèmes de miroirs, jouets mécaniques, projections nocturnes dans la nature ou dans les villes, etc. Et tout cela se réalise dans les lieux où nous vivons, au cours des voyages que nous faisons, dans les sites que nous visitons. Si la photographie était une activité étrangère à ma vie privée et sentimentale, je m’y sentirais moins à l’aise, elle serait moins riche, moins libre, moins inventive.

 

– Quelle idée soutenait votre série Exhibitions ?

L’idée de départ, très simple, était d’inverser la perception traditionnelle de la photographie comme une activité voyeuriste, pour en faire une activité exhibitionniste. Et cela, en profitant de cette caractéristique si importante pour moi de la photographie, d’être projetable, première image dans l’histoire de l’art susceptible de s’évader de son support d’origine pour apparaître n’importe où, sur n’importe quelle surface. Pendant des années, j’ai voyagé à travers le monde, avec dans mes bagages un projecteur de diapositives et des photos pornographiques. Ainsi j’ai pu, principalement à partir des chambres d’hôtel où j’ai logé, projeter des images sur les façades alentour et donner à voir en grand une sorte d’imaginaire nocturne de la ville. Pourtant, les scènes qui apparaissaient sur les murs, qui pénétraient dans les bureaux déserts, ou à l’intérieur des appartements, n’étaient sans doute que les illustrations publiques et à grande échelle, de ce qui se passait à ces heures-là derrière les rideaux tirés, dans l’intimité des lits. Il me semble qu’il existe une érotique particulière à la nuit urbaine – avec ses contrastes si forts entre les « lumières de la ville » et les lieux d’obscurité –, et la série Exhibitions est une rêverie sur ce thème.

 

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– Vous faites du sexe de la femme la perspective cachée de toute image. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là.

Sans doute s’agit-il d’une vision à la fois personnelle et jusqu’au-boutiste, si l’on peut dire, mais il me semble que la spécificité ultime de la photographie, ce que, à travers tous les sujets possibles, elle tend à rendre visible d’une façon indiscutable, c’est-à-dire par contact, c’est cette image première au centre de toute représentation humaine, cette « origine du monde » que Courbet a tenté d’approcher au plus près avec la peinture, et que la photographie semble avoir été inventée pour atteindre. Si je photographie un paysage vide, je ne peux m’empêcher de m’y représenter une femme nue, et de cette femme, je ne peux m’empêcher de chercher à voir son sexe, même si rien de tout cela ne sera visible dans l’image. Il en va de même pour tout sujet photographique derrière lequel, comme s’il n’était qu’un rideau, se cacherait l’objet unique de la photographie, sa scène primitive, ce qu’elle seule montre en le dénonçant comme l’inépuisable scandale.

 

– Dans le champ de l’image fixe et de l’image en mouvement, quels sont les artistes qui vous paraissent avoir réussi à produire des œuvres au statut double et rare, c’est-à-dire qui relève de l’art d’une part par leur pouvoir d’évocation poétique, et de la pornographie d’autre par au sens où elle ne cachent rien, assumant leur part maudite.

Je ne vois aucun artiste ni aucune œuvre qui corresponde à ce que vous évoquez, dans le champ de la photographie et dans celui du cinéma. Les prétendues œuvres pornographiques de Jeff Koons me semblent ridicules, précisément parce qu’elle sont présentées comme artistiques. Andrés Serrano ou Jean-Luc Moulène en photographie, Nagisha Oshima ou Catherine Breillat en cinéma – et quelques autres ces temps derniers –, ont tenté d’aborder frontalement la sexualité dans leurs œuvres, mais l’art, même médiocre dans certains cas, l’emporte toujours, et la pornographie reste souverainement ailleurs, là où il n’y a pas d’art, c’est-à-dire pas d’intention d’art, et cela ne s’invente pas… Mes images de la série Exhibitions sont moins fortes que les diapositives pornos que je projette, parce que j’en fais un geste artistique, poétique, plus encore qu’une provocation. A vrai dire, ce que je trouve vraiment très fort, ce sont les dessins érotiques de Rodin, qui semblent échapper à son travail d’artiste-sculpteur, et résulter du besoin impératif de voir ce qui l’intéresse par dessus tout, le sexe des filles, qu’il fait s’exhiber jusqu’à l’extrême de l’impudeur pour les toucher du bout du crayon en les saisissant. C’est un cas unique où le dessin cesserait d’être un art pour devenir un simple moyen de notation par contact, autrement dit, ce qu’il y aurait de plus proche de la photographie pornographique.

 

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Guillaume de Sardes

A propos de l'auteur

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.