ÊTRE MODERNE : LE MoMA À PARIS
PAR ALIX AGRET
« How shall I be a mirror to this modernity ? » C’est la question que se pose le locuteur dans le poème The Wanderer (1917) de William Carlos Williams alors qu’assis dans un ferry, il voit le panorama des grandes tours de Manhattan se déployer devant lui. Il y a du vertige dans cette interrogation du poète confronté à un monde moderne en perpétuelle mutation.
Interrogation qu’aurait sans doute pu faire sienne Alfred J. Barr, douze ans plus tard, lorsqu’il est nommé directeur du MoMA. Une quête volontariste de modernité, une adhésion dévote à l’art du présent sont au cœur de sa conception d’une institution dont la Fondation Vuitton expose jusqu’au 5 mars un échantillon des collections.
L’exposition rassemble une sélection pluridisciplinaire de plus de deux cents pièces, collectionnées depuis la création du musée en 1929, de la naissance « française » de l’art moderne (Cézanne, Signac, Picasso, Matisse) à l’abstraction (Pollock, de Kooning, Newman, Rothko) et au minimalisme américains (Kelly, Stella, André) en passant par le pop art (Warhol, Lichtenstein, Jasper Johns) et la production contemporaine (K. J. Marshall, Janet Cardiff, Lele Saveri, L.R. Frazier).
Il ne s’agissait pas pour Alfred J. Barr de refléter le paysage urbain de New York mais d’épouser le rythme de la création contemporaine, d’en suivre les soubresauts, d’en tracer les origines en ancrant le musée dans une continuité directe avec l’art européen de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle. Puisque, selon lui, on ne pouvait comprendre Picasso sans Cézanne, la silhouette un peu gauche du Baigneur (1885) de ce dernier, dissolvant le canon académique et idéalement musclé dans une fusion du corps et du paysage, ouvre avec fracas le parcours. Résolument moderne était à l’époque le décloisonnement voulu entre les disciplines : l’accrochage en prend acte qui mêle design (mécanisme de chasse d’eau), références à Hollywood (Steamboat Willie, première apparition de Mickey Mouse), Anatomies abstraites de Man Ray, dessins architecturaux de Mies van der Rohe, graphisme rouge et noir des affiches soviétiques de Gustav Klutsis.
L’exposition de la Fondation Vuitton met en images l’histoire de l’art telle qu’elle a été théorisée par le MoMA et ses conservateurs selon une certaine définition du moderne. S’y manifeste clairement le mouvement de balancier qui déplace le centre des impulsions novatrices de l’Europe à l’Amérique du Nord à partir de la seconde guerre mondiale. La modernité est américaine ou n’est pas… Gerhard Richter et son tableau Septembre (2005), tentative de réaction aux attentats du 11 septembre 2001, sont un peu esseulés dans les espaces consacrés aux collections contemporaines qui restent très étatsuniens.
La presse a parfois regretté une pointe de complaisance triomphaliste, – le symptôme d’un isolationnisme inquiet – dans une proposition par ailleurs splendide, qui aligne les icônes, au risque du catalogage. Les chefs-d’œuvre ne manquent pas : Jeune garçon au cheval de Picasso, Maison près de la voie ferrée d’Hopper, Roue de bicyclette de Duchamp, le costume en feutre de Beuys, la série complète des Film stills de Cindy Sherman, Tomb de Guston, Black newborn, la sculpture de Sherrie Levine, appropriation du nouveau-né de Brancusi posée sur un piano… Brancusi dont l’Oiseau en bronze, élan doré qui fend l’espace – ce « gong d’hyperesthésie polie » d’après Mina Loy – est exposé pour la première fois en France.
La trajectoire de l’exposition dessine une lente transition qui fait passer le visiteur d’une monolithique modernité occidentale à des modernités plurielles. Car le MoMA fait son autocritique sans pudeur, tente de se rédimer en pointant ses ratés, lacunes, oublis : artistes afro-américains, présences féminines, ouvertures géographiques font désormais partie de sa stratégie d’acquisition et de promotion. On retient, en bon élève, la leçon – le moderne rime avec plasticité.
Mais peut-être vaut-il mieux se concentrer sur cette lumière qui chez Jeff Wall rend visible l’invisible ? Sur ces 1369 ampoules d’un logement souterrain inspiré par le roman de Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu?, qui nous forcent à regarder, grâce à un caisson lumineux rétro-éclairé, un homme que sa couleur de peau absente des rues new yorkaises où l’on ne le voit pas ?
Fondation Louis Vuitton, du 11 octobre 2017 au 5 mars 2018.