Histoire des treize chez Da-End

Histoire des treize chez Da-End

La treizième lame du tarot de Marseille est appelée « l’arcane sans nom ». Un squelette y brandit sa faux, suscitant terreur et fascination. C’est sous ce signe du XIII que la galerie Da-End, bien connue de ceux qui aiment « les oeuvres rares, nouvelles et singulières », fête la treizième édition de son Cabinet annuel. Curiosités de toutes sortes rassemblent chaque hiver les artistes anciens et nouveaux de la galerie, à l’invitation de la maîtresse des lieux, Quynh Saïkusa, qui rend un pudique hommage au regretté Satoshi Saïkusa en exposant une photographie aux treize objets… L’édition 2024 du Cabinet Da-End, vouée au romantisme noir, est une des plus brillantes de la série. Plusieurs artistes (Markus Akesson, Sarah Jérôme, Célia Nkala) ont décidé de jouer carte sur table, et mettent en scène dès l’abord l’innominata. 

D’autres font entendre les harmoniques du XIII. On ne saurait les citer tous. Chez Amélie Barnathan, l’enfer est un éternel « Friday ». Démones et damnées y sont de petites écolières en uniforme, à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession – ce qui serait bien dommage, car elles ont mille horreurs à confesser. Mitsuru Tateishi ressuscite le mythe du sabbat, tandis que Sofia Kanakis, dont le nom dissimule un créateur aux talents polymorphes, illustre en broderies vigoureusement colorées, qui rapellent le légendaire slave, le redoutable chapitre XIII de l’Apocalypse.

Parce qu’elle vient de l’au-delà se distingue l’oeuvre de Jacques Brissot. Ce virtuose du collage, mort en 2020 après une longue carrière où les images mobiles lui furent un métier et les images fixes un jardin secret, se plait à reconstituer des scènes de « grande peinture » à l’aide d’innombrables silhouettes découpées. Son « Triomphe de la mort », impressionnant morceau de deux mètres de large, redonne vie aux diableries de Brueghel en leur faisant parler le langage de nos angoisses contemporaines. La précision obsessionnelle de la technique est aussi fascinante que la profusion de l’imaginaire.

Jacques Brissot, Le Triomphe de la mort, 1982, collage, courtesy Galerie Da-End.

 

La jeune brodeuse de Georgios Georgolios fait, au moins en apparence, contraste à la violence du dernier jour. Même si elle est inspirée d’un conte germanique, sa grâce évoque surtout la Vierge au Temple telle que la rêvait la peinture d’église italienne – une proximité visuelle renforcée par la présence de marbres feints d’une grande élégance. Mais la belle silencieuse porte son tambour sur son ventre et y trace au fil des lèvres closes, qui peuvent représenter bien des choses. L’ambivalence est d’autant plus grande que le même artiste a disséminé sur les murs de la galerie treize corbeaux… 

Sa brodeuse fait en tout cas parfaite compagnie à un admirable portrait de garçon de Mykola Tolmachev, le jeune artiste ukrainien prodigieusement doué que Da-End accompagne depuis ses débuts et qui dessine aujourd’hui dans Kiev assiégée. Ainsi les oeuvres de grande qualité rassemblées rue Guénégaud ne tournent-elles nullement le dos au monde en flammes dans lequel nous tentons de vivre. En jouant avec raffinement de nos angoisses, elles ne les dissimulent pas mais nous aident à les apprivoiser, comme si le temps de l’art était une manière de treizième mois dans l’année des douze plaies, celui qui prépare le retour de la paix.

Mykola Tolmachev, Crunch, 2023, aquarelle – courtesy Galerie Da-End.

 

Da-End, 17 rue Guénégaud, Paris – jusqu’au 24 février 2024.

Image de tête : Markus Akesson, Tarot, 2023 – courtesy Galerie Da-End.

 

Alain Rauwel

A propos de l'auteur

Alain Rauwel, agrégé et docteur en histoire, enseigne l’histoire à l’université de Dijon. Ses travaux portent sur le régime de Chrétienté, ses institutions, ses rites, ses discours, sa culture visuelle, entre Moyen Âge et Temps modernes.