PATRICK MAURIES : UN ART MINEUR ET SES LIGNES DE FUITE

PATRICK MAURIES : UN ART MINEUR ET SES LIGNES DE FUITE

PAR GUILLAUME DE SARDES & ALAIN RAUWEL

Patrick Mauriès affirmait naguère qu’il ne faisait apparaître sur sa carte que des hors-d’œuvre, point de chefs-d’œuvre. L’ami des livres minces a concocté pourtant ce qu’on appelait jadis dans les cuisines bourgeoises un plat de résistance. Il s’est attaqué à rien moins qu’au mouvement artistique qui a couru, des deux côtés de l’Atlantique et d’un après-guerre l’autre, sous le nom de néo-romantisme. Le naturel revenant au galop,  toutefois, Mauriès ne donne pas tant un De neo-romantismo tractatus qu’un In neo-romantismum adnotationes nonnullae, à la manière de ce livre à tous points de vue séminal que sont ses Maniéristes de 1983 ; est-il besoin d’ajouter qu’on parcourt ces notes avisées et incisives avec un plaisir constant ? Plaisir et amusement, aussi, à la lecture des lignes qu’il consacre par exemple à Gertrude Stein, « la matrone formidable ». Dernière l’impeccable érudition, le (mauvais) esprit n’est jamais loin.     

La définition de l’objet « néo-romantisme » soulevait mille difficultés liminaires. Mauriès a choisi de construire tout son livre autour de l’exposition parisienne de 1926, qui rassemblait aux cimaises d’une galerie une demi-douzaine de jeunes peintres encore élèves de l’Académie Ranson. Quatre « as » dans ce jeu : Bérard, Tchelitchew et les frères Berman. Mauriès donne de chacun un crayon élégant et précis. Le « beau livre » devient ici livre de référence, et qui fera date. Pour autant, le stade monographique est prestement dépassé. Mauriès montre en effet – et c’est l’un des aspects les plus fascinants de son travail – que, spécialement pour un courant « mineur » comme le néo-romantisme (l’adjectif étant pris, on l’entend bien, sur le mode élogieux), les œuvres ont besoin d’être comme enveloppées, à leur apparition, par une brume de gloses propre à suggérer au public la mesure des cousinages et des idiosyncrasies. C’est dire que les critiques ont ici la part presque aussi belle que les artistes : outre la « prophétesse » Stein déjà citée, Sitwell, James Thrall Soby, Waldemar-George et plusieurs mémorialistes brillants et caustiques. En les remettant en situation, Mauriès écrit un chapitre de l’histoire du goût qui s’agence, comme une pièce de puzzle, avec tant d’autres investigations menées de longue date. Il repose ainsi une question dérangeante soulevée, au moins en creux, dans la plupart de ses autres essais : pourquoi des artistes qui surent séduire les plus distingués de leurs contemporains tombent-ils dans l’oubli ? Question à laquelle il répond en citant Tirza True Latimer : « dans la mesure où les échecs comme celui de Bérard indiquent d’autres directions possibles au sein d’une culture hégémonique, on peut envisager l’échec comme une forme contournée de succès ». En bref, ce serait parce qu’ils ont tenté de suivre une autre voie que le modernisme que les néo-romantiques auraient été écartés de l’histoire officielle de l’art ; une dissidence qui ferait leur gloire en même temps que leur malheur.

Pavel Tchelitchew, Portrait de P. de La Tour du Pin, lavis, 1933, coll. part.

L’une des étapes les plus séduisantes de l’itinéraire proposé dans Néo-romantiques est la section intitulée « La scène anglaise ». Là, après s’être sagement tenu à la liste des exposants de 1926, Patrick Mauriès ouvre des percées vers plusieurs lieux-dits de sa carte du Tendre du néo-romantisme : Leonor Fini, les photographes Cecil Beaton ou Horst P. Horst (portraiturés tous deux par un Bérard au meilleur de son art), Christopher Wood. À propos de ce dernier est évoquée avec un charme infiniment suggestif l’« École de Tréboul », ce bourg finistérien que quelques Anglais franchement excentriques, rejoints par un Max Jacob qui ne l’était pas moins, ont propulsé, le temps de deux étés, au statut d’épicentre de la jeune peinture. On aimerait ici pousser l’auteur dans ses retranchements, sur Chirico (dont la première exposition parisienne précède de peu celle des Russes et de Bébé), et plus encore sur Dali ou sur Bloomsbury. Attaché à marquer la singularité du milieu qu’il étudie, il souligne en effet ce qui sépare les néo-romantiques des surréalistes ; la différence est indiscutable pour l’essentiel, mais il semble difficile de ne pas entendre un écho du Catalan dans certaines toiles de Berman, à tout le moins. Mauriès rappelle d’ailleurs que le jeune Green collectionnait Tchelitchew autant que Dali. Quant à un Duncan Grant, beaucoup de ses portraits ou de ses intérieurs ne pourraient-ils pas figurer dans l’album ? 

Léonide Berman, Marais salants, huile sur toile, 1931, coll. part.

Il est vrai qu’à ce compte, on ne voit plus de raisons de s’arrêter. Mauriès propose, à la fin de l’ouvrage, un schéma de la nébuleuse néo-romantique qui pourrait, par bien des aspects, cartographier aussi son œuvre d’écrivain. Peut-être a-t-il regretté qu’un prédécesseur lui ait « volé » le titre Les modernistes excentriques, qui lui aurait si bien convenu ? On le sent attentif, en tout cas, aux rencontres improbables qui font entrer en collision tel ou tel des peintres de 1926 avec une figure de son univers visuel comme Fornasetti. Plus encore, bien des pages de son essai sont délicatement colorées par un sentiment de fraternité qui peut confiner à l’identification. Comment ne pas voir dans la passion d’Eugène Berman pour les collections et l’agencement des objets la cause secrète du traitement préférentiel dont il bénéficie ? Ce portrait de groupe, à coup sûr, est aussi un autoportrait – mais un autoportrait joueur, traversé de multiples lignes de fuite. Sans doute par respect pour la pudeur de la vénérable Maison Flammarion, Mauriès n’a pas montré les somptueux érotiques de Tchelitchew (qu’il n’est pas difficile de préférer aux grandes machines pseudo-métaphysiques). En revanche, en introduisant de subtils décalages entre le propos analytique et l’illustration, il invite à pratiquer plusieurs lectures parallèles, à se perdre dans un nouveau songe de Poliphile : bel hommage au raffinement des artistes qu’il rappelle à la mémoire et, d’une certaine façon, à la vie.

Patrick Mauriès, Néo-romantiques : un moment oublié de l’art moderne (1926-1972), Paris, Flammarion, 2022.

Illustration de tête : Christian Bérard, Programme du Théâtre des Champs-Élysées, 1945, coll. part.

Guillaume de Sardes

A propos de l'auteur

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.