Les saintes images de Fabro Tranchida
Les potentialités queer de l’hagiographie sont exploitées de longue date. Sans même parler du mysticisme faisandé propre au moment décadent-symboliste, comment ne pas rappeler le rôle fondateur du Sebastiane de Derk Jarman (1976) dans la construction d’une cinématographie gay ? En canonisant aussi tendrement qu’ironiquement ses skaters et ses jeunes footeux, l’artiste argentin Fabro Tranchida a su renouveler un delicieux topos. Historien et critique avisé autant que dessinateur et peintre talentueux, Tranchida cultive à la fois un primesaut plein de légéreté et de charme et une distance qui n’est pas sans dandysme. Depuis une bonne dizaine d’années, il s’est fait connaître aussi bien dans son pays natal qu’en Espagne ou en Italie, soit en solo soit en duo avec son compère Dante Lidvak, en compagnie de qui il a formé « Los Picoletos ». En cet hiver 2024 (qui n’est pas l’hiver en Argentine !), il présente à la galerie Wunsch de Buenos Aires une exposition où les dévots de la garçonnerie trouveront des icônes à la mesure de leur piété.
Sont-ce des fallen angels, les adolescents de Fabro Tranchida ? Ne serait-il pas plus juste de les considérer comme des angels next door, rejouant la visitation de Théorème entre cages de foot et skate park ? Ils persévèrent dans leur être, à coup sûr, car leur silhouette reconnaissable entre toutes n’est pas atteinte par les ans. En messagers du ciel qui se respectent, ils boudent. Ou peut-être leur moue est-elle imposée par la petite cigarette qui fume au coin de leurs lèvres ? Leur sérénité angélique semble avoir un peu souffert : en guise de signature, les garçons de Tranchida exhibent presque toujours un petit pansement, comme s’ils sortaient de quelque mêlée ; dans la dernière série de toiles, de petites marques rouges évoquent des plaies sans gravité, coups de griffe ou caresses mal maîtrisées, qui sait ? D’où le glissement des « Football little saints » aux « Martyrs », des auréoles aux couronnes d’épines. Pas de palme, cependant, mais, toujours à portée de main, la planche sans laquelle ces jeunes gens peu vêtus seraient privés de tout. Larry Clark est leur vieil oncle, les héros de Kids leurs grands cousins et les riders du Palais de Tokyo, dans The Smell of us, leurs contemporains d’outre-Atlantique.
Pour l’exposition de 2024, Fabro Tranchida a privilégié les portraits. La scène d’intimité qu’il présente, sous le titre (approximativement traduit) de « Sieste, potes et petits saints », montre les garçons dans leurs rêves. Un peu plus tôt dans sa carrière, l’artiste a imaginé à l’aquarelle toute une série de chambres, où l’éternel boudeur au petit sparadrap, sous ses posters de rock ou de cinéma, lisait d’excellentes choses, à commencer par les poèmes de Pasolini. Rien de plus logique, puisque les garçons de Buenos Aires sont les ragazzi di vita du XXIe siècle, miraculeusement ressuscités après que Pasolini avait constaté leur disparition dans les borgate romaines. Ils portent avec eux tout un univers qu’on identifie au premier regard. Tranchida peut se flatter d’avoir créé non seulement un type mais un monde, brusque plus que violent, doux malgré sa brusquerie, infiniment séduisant.
Aux toiles de la galerie Wunsch répondent des peintures murales, que Tranchida brosse à l’occasion, tout récemment sur les murs du club de foot de son enfance. On le verrait volontiers travailler à Naples, où les idoles du stade ont leurs petits autels fleuris. Et pourquoi pas à Assise où, dans une mise en scène qui laisse pantois, un jeune mort récemment canonisé est exposé dans une châsse de verre vêtu de son haut de survêtement, comme si Pierre & Gilles étaient devenus les artistes officiels de la Congrégation des Bienheureux. La réalité rattrape ainsi les imaginaires les plus débridés, au gré d’un air du temps que Fabro Tranchida sait humer et saisir avec un instinct et une sûreté de main qui impressionnent. On espère suivre longtemps sa ligne rigoureuse et fantasque.
Images : courtesy de l’artiste.