TANGER PAR NICOLAS COMMENT

TANGER PAR NICOLAS COMMENT
TEXTE ET PHOTOGRAPHIE NICOLAS COMMENT

« Toute cité est un état d’âme, et d’y séjourner à peine, cet état d’âme se communique, se propage à nous
en un fluide qui s’inocule et qu’on incorpore avec la nuance de l’air.»

Georges Rodenbach

5 juin 2012

Un paon en liberté a pertubé nos rêves dans la nuit. Il était sur le toit, juste au-dessus de nos têtes : depuis hier, nous dormons au centre d’un jardin, dans un ancien atelier autrefois occupé par Francis Bacon. Voilà pour la carte postale : le petit supplément d’âme. Mais cette nuit, j’ai senti l’oppression tout autour en entendant les chiens hurler à la mort sur la colline. Et la maison qui brillait de tous ses feux sur
la montagne en face, j’ai bien cru qu’elle partait en flammes pour de bon. Était-ce à cause du paon ou bien plutôt du fantôme de Peter Lacy (l’amant violent de Bacon) ? Je songeais : tandis que nous dormons, quelque chose pourrait bien arriver… Quelque chose par exemple comme une révolution. Mais partout ce matin le silence et l’odeur des arums… Dans ce jardin où Francis Bacon a peint et Tennessee Williams écrit, pour la première fois de ma vie, je regarde vraiment les fleurs.

2 février 2013

Dans les artères de la médina (véritable circuit sanguin de Tanger), nous prenons le pouls de la ville avant d’atteindre enfin son coeur : une boule à facettes qui se transforme bientôt en un simple prisme : le Petit Socco tout à trac.
Assis dans l’arrière-salle du café Tingis, je ne suis pas très fier face à ces types à qui il manque deux dents là où le bec de leur pipe à eau repose en permanence. La flamme de leur briquet qui danse au fond de leurs yeux noirs – liquides – est comme le reflet pâle d’une vieille lune dans de toutes petites flaques. Ils n’arrêtent pas de me sourire avec ce trou béant aux maxillaires inférieurs, benoîtement – béatement – tandis qu’un vieux monsieur aux cheveux gominés me demande si nous ne nous sommes pas déjà croisés ici, il y a longtemps :
« À l’époque de la zone internationale ? »
Je ne prends pas même le temps de lui répondre qu’un ou deux spécimens rares de ma famille décimée ont effectivement croisé dans les eaux troubles du petit Socco autour des années 50 que déjà, nous passons de- vant le Dean’s Bar, avant de pousser la porte cochère du Minzah – palace post-colonial –, où pour me décul- pabiliser, j’en appelle à Jean Genet.

6 avril 2013

Hier soir, je n’ai pas osé parler à Patti Smith à cause de mon anglais.
Elle était là, juste à côté, quand on m’a présenté à Bacher El Attar, le leader des Master Musicians of Jajouka.
J’ai baragouiné vite fait que j’écrivais des chansons en français : mais que dire de plus à quelqu’un qui collabore régulièrement avec Mick Jagger et Keith Richards ?

Aujourd’hui rebelote : malgré son franc sourire, la poignée de main de John Giorno était si glaciale que j’ai fui. Et puis tous ces gars plus ou moins ex-amants de Burroughs qui ne cessaient de se photographier les uns les autres… Au fond, je suis venu ici pour me perdre – comme tout le monde – pas pour faire des monda- nités. À la petite différence près que je suis venu me perdre avec toi, qui es une fille.

Car Tanger – on le sait – est une ville de garçons. Ici, pour ainsi dire, quasi pas de jolies femmes dans les rues.

26 novembre 2013

Retour à la case départ : Casbah. Dans Désert dévorant, Gysin parle du muezzin je crois. Cette mélopée, qui 123 tout en haut de la Casbah est comme un envoûtement lorsqu’elle se répand peu à peu en nappes sonores
sur la cité. Burroughs en parle aussi dans quelques entretiens. Des rêves charriés par le muezzin : rebut
sonique et cérébral, sorte de pus mental dont il a fait son Festin.

Après l’amour, j’ai mieux compris ça : la tête à la renverse sur le matelas, tandis que les liquides séminaux séchaient doucement sur les draps, sur ta peau. Cet enchantement particulier, cette puissance onirique de Tanger.

J’avais d’abord cru que Tanger était une ville palimpseste et qu’on pouvait y circuler comme dans les pages d’un livre. Que Tanger était « littéraire » avant tout. Mais je m’étais trompé : une fois sur place, ce n’est pas le noir et blanc du texte et du passé qui s’est imposé, mais bien cette qualité de l’air qui porte la lumière et les couleurs comme nulle part ailleurs… Et j’ai compris peu à peu que ce que j’avais à faire ici avait très peu à voir avec la littérature – fût-elle beat – mais beaucoup plus avec la peinture, notamment dite orientaliste.

Un peu plus tard, près de la place Amrah, en observant le charmeur de serpent, tu m’as demandé : «Crois-tu que le cobra ait encore son venin ? »
Sans même me poser la question, je me suis entendu te répondre « oui ».

Nicolas Comment

A propos de l'auteur

Nicolas Comment, après des études aux Beaux-Arts, est devenu chanteur et photographe, représenté par la galerie VU’. Il a publié six livres chez Filigranes. Le dernier en date est Mexico City Waltz.