TELLER // JACOBS, QUAND LA PUB DEVIENT DE L’ART

TELLER // JACOBS, QUAND LA PUB DEVIENT DE L’ART

PAR XAVIER DESMAISON

C’est en 1998 que naît l’une des séries les plus marquantes de la publicité de mode contemporaine. Paradoxalement, faute de budget publicitaire, la double page est offerte par l’emblématique Joe’s magazine. Kim Gordon, la chanteuse de Sonic Youth, est photographiée sur scène par Juergen Teller, artiste « hype » de 34 ans. Elle porte une robe de son ami Marc Jacobs. Le cadrage et l’exposition sont hétérodoxes, sans idéalisation esthétique : de même que le trublion Marc Jacobs a imposé la dimension grunge dans la mode, Juergen Teller développe un style en porte-à-faux avec les mises en scènes glamour des années 80.

 

Après les trios formés par Helmut Newton, Yves Saint-Laurent et l’incarnation de femmes conquérantes, Richard Avedon,  Gianni Versace et leurs « top models », Juergen Teller reconfigure le système formé par le styliste, le photographe et le modèle.

Première innovation, le nom du photographe est mis en avant. Distinguée sur fond blanc à droite d’une double page, la publicité Marc Jacobs s’installe moins dans les codes de la photographie de mode que dans le champ haut de gamme de la photographie d’art.

« Tu ne photographies pas des chaussures, me dit Juergen, tu photographies des gens chaussés. » (Marie Darrieussecq, « Juergen, gendre idéal », Zoo)

Les  vêtements y sont paradoxalement moins importants que les modèles, des personnalités créatives proches du duo. Leur nom est précisé à côté des photographies : Cindy Sherman, William Eggleston, la chanteuse Meg White des White Stripes, Winona Ryder ou le réalisateur underground Harmony Korine… Le message : les créatifs s’habillent en Marc Jacobs ; à vous de choisir votre camp, de  vous identifier ou pas. En quoi ces créatifs se distinguent-ils des « crazy ones » et des « misfits » de la publicité « Think different », qui a tant fait pour le succès d’Apple ?

 

 

“I saw in Juergen all the same things that I was responding to: the imperfection of what’s real. It was not perverse at all, it was just my generation’s sensitivity to what’s attractive and right.”(Marc Jacobs, New York, Aug 25, 2008)

Ils partagent peut-être une sensibilité particulière, qui imprègne les photographies de Juergen Teller. Celles-ci ne sont pas de « belles images ». Les imperfections du réel ne sont pas ripolinées par un travail de composition ou un logiciel efficace. Les stars sont exposées à contre-emploi. Winona Ryder déballe sa valise. Harmony Korine dévore un hamburger.

 

Au lieu de les cacher, la photographie expose les artifices. Sofia Copolla nue dans une piscine ? Nulle pose glamour, mais un cadrage ouvrant sur l’éventail des doigts de pied du photographe épanoui, et rejetant la silhouette de la star dans un second plan éloigné… L’artiste s’expose de façon clownesque, mais aussi avec ironie : les leviers de l’industrie de la mode sont dévoilés, transgressés, décalés, donnant au spectateur la sensation de faire partie des « happy fews », en surplomb des conventions. Victoria Beckham, la reine du « shopping », est emballée dans un sac Marc Jacobs. Cette surexposition de l’artifice est-elle une dénonciation grunge ou une récupération de la part de la marque ?…

 

 

« Un exercice médiatique totalement prévisible et contrôlé ne vous vaudra qu’une attention distraite » (Jacques Pilhan, L’Ecriture médiatique, Le Débat, novembre-décembre 1995)

 

La provocation entraîne parfois la censure des publicités, comme en 2011 au Royaume-Uni, la photographie de l’actrice Dakota Fanning, 17 ans, étant jugée « sexuellement provocante ». Comment l’entreprise Marc Jacobs, dont chaque collection constitue une prise de risque financière, accorde-t-elle une telle liberté au photographe ? Pourquoi les icônes se laissent-elles écorner si aisément ? Dans un univers ou la maîtrise de la communication génère un excès de productions lisses et convenues, le lâcher prise et la prise de risque apparaissent finalement comme le moyen le plus puissant de proposer un style original. La liberté de l’artiste entre alors en résonance avec l’esprit de la marque.

Juergen Teller et Charlotte Rampling, Louis XV, Steidl, 2008. « à cette époque-là, j’ai convaincu Dirk Bogarde de faire une série de photos avec moi. J’aime sa classe énigmatique, et la tristesse au fond de son regard. Dirk, qui connaissait mes photos et les aimait, m’a dit qu’il était d’accord pour tout, sauf le nu. Nous avons improvisé dans une suite de grand hôtel, meublée genre Louis XV. J’ai fait le clown à poil, Dirk me câlinait, me maternait, impeccablement digne et élégant dans un peignoir de soie. Il me semble qu’il y a dans toute la série une photo vraiment saisissante : Dirk est au piano, hiératique, le regard au loin, et moi je suis sur le piano, et j’écarte mes fesses à deux mains. » (Marie Darrieussecq, « Juergen, gendre idéal », Zoo)

 

Cet article est paru en version papier dans Prussian Blue #1, Eté 2012

Xavier Desmaison

A propos de l'auteur

Xavier Desmaison est essayiste, éditeur et consultant.