LA VILLA VALMARANA A VICENZA
TEXTE AGNÈS MICHAUX
PHOTOGRAPHIE MARINA GADONNEIX
Il est, un peu à l’écart de Vicenza, un trésor caché en haut d’une petite route qui gravit doucement la pente de la colline San Bastian, laissant en contrebas le cours morne de la Bacchiglione. Quelques instants, on longe un mur sur lequel grimacent des figures grotesques de naines et de nains pour déboucher sur une petite esplanade. Mais cette étrangeté comique, si surprenante, n’augure en rien de l’esprit véritable du lieu. Apparaît bientôt, derrière la grille d’un grand portail, le fronton triangulaire d’une belle demeure patricienne, orné de trois statues, dont celle, au centre, d’une Victoire aux ailes étrangement découpées dans le bleu d’un ciel de printemps ; et l’on se sent soudain l’envie d’admirer plus que de se divertir.
La villa Valmarana est un endroit calme et merveilleux, composé de plusieurs bâtiments, la Palazzina, le petit palais ; la Foresteria, le logis réservé aux étrangers ; enfin, en contrebas, la Scuderia, ajoutée en 1812. Il n’y eut d’abord que la Palazzina, une délicieuse retraite champêtre construite en 1669 par le comte Bertolo, jurisconsulte de la Sérénissime et célèbre bibliophile qui devait former, avec les livres rares qu’il possédait et qu’il légua à la ville, la bibliothèque de Vicence.
Après avoir fait remanier par le célèbre architecte Francesco Muttoni la villa qu’il possède depuis 1720, le comte Giustino di Valmarana commande à Tiepolo la décoration intérieure de la villa. Auréolé du prestige de son Allégorie des planètes et des continents qu’il vient d’achever à la Résidence de Würzburg, le célèbre peintre arrive à la villa en 1757, accompagné de son fils aîné, Giandomenico et du grand quadraturiste Mengozzi Colonna.
Une allée de gravier où le pas crisse avec discrétion conduit au pied de l’escalier de la Palazzina. Puis on accède à une petite terrasse d’où l’on pénètre dans un vaste salon qui sert de passage entre le grand jardin de réception et le jardin privé. C’est là, sur le mur de droite, que l’on trouve l’œuvre principale peinte par Giambattista Tiepolo, Le Sacrifice d’Iphigénie. À gauche est La Flotte en Aulide et dans les autres salles, des sujets tirés de l’Iliade et de l’Énéide, de la Jérusalem délivrée et de l’Orlando Furioso. Hommage « à fresque » à la bibliophilie du premier propriétaire de l’endroit.
À la Palazzina, nous sommes au royaume de Tiepolo père. Un monde ancien, où les dieux retiennent encore les humains par les cheveux ou assistent à des sacrifices que l’on commet en leur nom. Monde tragique du lien vertical, du monde d’en bas enferré par un royaume d’en haut, savamment mis en scène, en un art sûr et ingénieux de l’illusion où perspectives et couleurs attrapent l’œil avec une force indéniable. Le drame d’Iphigénie est ici une représentation théâtrale où les protagonistes se jouent d’un cadre à la noble architecture conçu en trompe l’œil. Une main passe autour d’une colonne, un chérubin conduisant l’une des biches de Diane jusqu’à l’autel des sacrifices semble flotter près de nous en dehors du mur. Une mythologie qui gouverne encore la génération de Giambattista Tiepolo, mais une mythologie absolument et superbement décorative, claire, presque joyeuse, toute de voiles palpitantes, d’héroïnes abandonnées et de guerriers aux torses bombés.
L’emphase est éloquente, raffinée cependant par un sens exquis de la couleur. Les héros sont les vrais maîtres de l’endroit, qui ont pris possession de cette architecture de l’illusion où vibrent des roses, des verts, des safranés, des azurs à la fraîcheur incroyable. Et quand le fils est convié à achever le travail du père ou à exécuter lui-même l’un des panneaux, il ne se plie qu’à moitié aux règles d’un monde qui n’est déjà plus le sien, laissant apparaître son goût du champêtre. C’est un Tiepolo épique qui livre, avec Iphigénie, le décor d’un opéra mythologique, dont Métastase aurait écrit le livret, pour devenir héroïque, avec une sensibilité toute virgilienne, dans son illustration des premiers chants de l’Énéide, intime et pastoral dans son hommage au Roland furieux de l’Arioste et, enfin, magistralement élégiaque quand il s’agit de peindre des épisodes empruntés à la Jérusalem délivrée du Tasse. Armide inoubliable et langoureuse, parée de couleurs fines et pâles qui disent – avec quelle maturité ! – la complexité et l’intimité des affects et des sentiments…
L’effet général est impressionnant, mais la violence et les enjeux de ce monde où hommes et dieux se livrent un combat tragique disparaissent justement dans la maîtrise des formes, dans la noblesse des perspectives et la subtilité des couleurs. Nous assistons à un spectacle magnifique, certes, mais trop extérieur dans sa facture et son intention pour capter véritablement notre esprit. Défaut d’un art vénitien qui, d’ailleurs, ne s’en remettra pas… Et nous regagnons la terrasse, comme étourdis par un grand vent qui pousse à l’emportement, à une certaine forme de dissipation exaltée que procurent les traits magistraux de cet art sublime, pensant soudain à ce commentaire de Goethe, dans son Voyage en Italie de 1787 :
«Aujourd’hui, j’ai vu la villa Valmarana que Tiepolo a décorée en donnant libre cours à ses qualités et ses défauts. Le style sublime ne lui a pas aussi bien réussi que le naturel, mais il y a des choses superbes; comme décorateur, en général, il est génial et plein de ressource.»
Et nous redescendons l’escalier pour nous rendre à la Foresteria, éprouver Goethe, et pénétrer dans le royaume du fils, Giandomenico.
Dans les chambres de la Foresteria, c’est avec une grande liberté que s’exprime une imagination puissante, une fantaisie pleine de verve. Ici s’accumulent les sujets les plus divers et les plus opposés, chinoiseries et scènes rustiques, masques de carnaval. Le père se réservant, en s’assouplissant quelque peu au contact du travail de son fils, une salle consacrée aux dieux de l’Olympe. Sa mythologique palette prend des « humanités » qui doivent beaucoup à ce naturel dont le fils a une si grande maîtrise, ce Giandomenico dont le monde n’est plus celui du père, qui annonce un autre ordonnancement des choses, un lien plus horizontal que vertical, une histoire d’hommes à hommes. Un monde où l’on ne lève plus des yeux inquiets vers le ciel, mais où l’on reconnaît en soi-même et dans l’harmonie de la nature le Mystère de toute chose. Et le génie décoratif atteint de belles hauteurs, que ce soit dans la posture d’une dame chinoise sous un parasol à clochettes, dans le pas plein d’allégresse d’un jeune garçon accompagnant la promenade d’un mandarin, dans la tranquillité champêtre d’une paysanne portant vers sa bouche une fourchette garnie de la bouchée d’un repas simple. Giambattista, comme ce jeune domestique noir descendant un escalier en trompe l’œil en portant un plateau que semble convoiter un petit singe enchaîné à la rampe, dans la salle des scènes de carnaval où des personnages nous tournent le dos pour contempler un horizon qui nous échappe, regarde le « mondo novo » qui appartiendra à la génération de son fils ainsi qu’à celles qui suivront.
Oui, il est bien un trésor caché dans cette colline et c’est un grand voyage que celui que l’on effectue en faisant les quelques pas qui séparent la Palazzina de la Foresteria. Un trésor au charme fou où nous avons été invités à entrer dans le décor aussi puissamment que les personnages du décor semblaient prompts à quitter les murs. Il est temps à présent de sortir respirer, d’embrasser d’un regard ce lieu de villégiature empreint d’une poésie sans ombres où la mise en scène des Tiepolo va si bien au paysage ravissant qui se déploie jusqu’au Mont Berico. Combien de fois le père et le fils ont-ils soulagé leurs yeux, après des heures de labeur, sur ces lignes souples, cette vallée intime et si muette qu’on lui donna le nom de « Valletta del Silenzio » ?
Dans la courbe douce de ce fleuve de verdure, paysage si cher au grand écrivain Antonio Fogazzaro, alors que l’après-midi commence à embrasser le soir, un recueillement naît dans le silence. Dans la contemplation de ce paysage, traversés que nous sommes encore du rythme coloré des fresques de cette si gracieuse villa, en épousant le mouvement lent de cette coulée verte, l’on retourne en soi avec un léger accent de mélancolie. On a pris sans s’en rendre compte ce qu’il faut de gravité, ce qu’il faut de douceur. On se tait. L’héroïsme et la vie quotidienne, les dieux et les hommes, le travail du fils et du père, le naturel et le sublime, la délicatesse d’un printemps italien, tout est là qui conduit vers l’Esprit. On quittera à regret cet écrin, petit monde d’autrefois et d’aujourd’hui, et quand, dans notre dos, la grille se refermera, on se fera la promesse d’y revenir souvent.