L’art abstrait italien des années 60-70, un art trop méconnu
Après la belle exposition organisée à Paris conjointement par le Jeu de Paume et le Bal fin 2022, c’est au tour de la Bourse de commerce d’annoncer la tenue cette année d’une grande exposition consacrée à l’Arte Povera. Alors que « Renverser ses yeux » abordait le mouvement italien né au milieu des années 60 sous l’angle de la photographie et de la vidéo, « Arte Povera » entend le présenter dans la diversité de ses pratiques. Il faut dire que le public français a eu entre ces deux dates l’occasion de se familiariser avec la variété des formes produites par les acteurs de ce mouvement, notamment grâce à différentes expositions monographiques.
L’œuvre de Michelangelo Pistoletto a été célébrée par la galerie Continua au printemps 2023 (« 60 ans d’identité et d’altérités ») avant d’être à nouveau exposée au Palais Iéna à l’automne dans le cadre de la foire Paris+ par Art Basel. Le travail de Giuseppe Penone – l’un des rares membres-associés étrangers de l’Académie des Beaux-Arts –, a quant à lui été montré au Centre Pompidou (« Dessins ») puis à la galerie Gagosian (« Impronte di luce / Empreintes de lumière ») cet hiver. Enfin, l’œuvre de Pier Paolo Calzolari est encore à l’honneur dans les salles du Nouveau Musée National de Monaco. Conçue par l’artiste lui-même en lien avec l’équipe du musée, « Casa ideale » est une exposition ambitieuse qui rend compte de plus de cinquante ans d’une pratique en équilibre entre poésie, usage de nouveaux matériaux (le givre, les feuilles de tabac, le sel minéralisé, etc.) et hermétisme assumé.
Alors que notre modèle de société consumériste bat de l’aile, l’expression sobre de l’Arte Povera, encore largement « hors marché », semble rejoindre les préoccupations d’une partie importante du public cultivé. Rappelons que cette « pauvreté », le terme a été employé en premier par Germano Celant, s’est largement affirmée en réaction au double impérialisme économique et culturel américain. Une réaction qui, à plus d’un demi-siècle de distance, paraît exemplaire.
Au-delà de l’Arte Povera, c’est à une réévaluation de tout l’art italien des années 60-70 comme incarnation de la résistance à une certaine idéologie progressiste (dont nous avons depuis expérimenté les limites) que nous assistons aujourd’hui. L’exposition « Vita Nuova », présentée au MAMAC de Nice de mai à octobre 2022, qui incluait les membres de l’Arte Povera au sein d’un ensemble plus vaste d’une soixantaine d’artistes, en est un bon exemple.
L’exposition « Thanks to… » qui se tient en ce moment dans l’espace vénitien de la galerie Marina Bastianello en est un autre. L’exposition est presque tout entière consacrée à des figures italiennes historiques de l’art abstrait. Fait frappant : l’économie de moyens et l’apparence pauvre des œuvres présentées semblent faire écho, dans leur registre propre, aux œuvres de l’Arte Povera. Les formats sont modestes tandis que les artistes réunis témoignent d’une prédilection pour le papier plutôt que pour la toile. Même la sculpture d’Aldo Schmid (1935-1978) est constituée de feuilles superposées. Seules leurs tranches, peintes de différentes teintes, forment, par leur empilement, une colonne colorée.
Outre l’emploi de ce support léger, les œuvres présentent peu de matière. Les motifs pâles qui recouvrent les papiers assemblés en grilles d’Antonio Calderara (1903-1978) semblent ainsi imprimés, comme incrustés dans le support. L’usage de la couleur est aussi réduit au minimum. Les nuanciers de gommettes de Dadamaino (1930-2004), pièces présentant le plus de teintes différentes de l’exposition, ne font se rencontrer, en jouant de dégradés, que deux couleurs par tableau. Les formes sont également très simples à l’image de la croix de Sandro De Alexandris (né en 1939) découpant son format carré en quatre triangles identiques. Mais, si tout semble répondre à une logique du « moins » comme en témoigne aussi le recours fréquent à la grille comme mode de composition, les œuvres offrent pourtant une expérience perceptive très complexe.
Les carreaux de la grille tracée par Jorrit Tornquist (1938-2023) par exemple sont peints dans des couleurs si pâles et si proches les unes des autres qu’il est difficile de les distinguer. Sa grille produit un trouble visuel qui, comme celle conçue par Antonio Scaccabarozzi (1936-2008) en poinçonnant une feuille et en décollant légèrement certains des morceaux du papier perforé, n’a rien à voir avec l’effet démonstratif des œuvres de l’Op Art.
Cherchant chacun à saisir l’essence de la peinture, tous nous mènent au seuil de la perception, à cet endroit de tension entre couleur et lumière que la simplicité et la légèreté des structures visent à faire apparaître.
Sans doute pour montrer que cette lignée d’artistes ne s’était pas éteinte, la galeriste a choisi de placer en ouverture de l’exposition des œuvres de la série des « Derniers tableaux » d’Orianne Castel. Comme nombre de ces prédécesseurs italiens, la jeune artiste française, qui vit entre Paris et Alpicella, travaille sur papier, utilisant de la poudre de pastel sec et des couleurs pâles. Comme eux, dont la dette est grande vis-à-vis des constructions de Piet Mondrian et des couleurs de Giorgio Morandi, elle compose des grilles. Alors que la forme grille lui permet de faire coexister dans une même œuvre des procédés picturaux empruntés à différentes périodes de l’histoire de l’art, la légèreté de sa touche mène le regardeur au seuil de la perception, notamment dans une série de tableaux en nuances de blancs.
Leur présence harmonieuse aux côtés de tableaux italiens plus anciens vient confirmer la proximité de la France avec l’Italie et l’existence continue d’une sensibilité européenne qui, à l’efficacité visuelle américaine, oppose le trouble et la délicatesse.