JEAN-PHILIPPE NUEL, CREATEUR D’ESPACES INTERIEURS
ENTRETIEN XAVIER DESMAISON
Jean-Philippe Nuel vient de repenser l’architecture intérieure des légendaires Cures Marines de Trouville. Ce grand nom de l’hôtellerie de luxe nous raconte sa manière de se réapproprier un lieu, guidé par une atmosphère. Une esthétique aux confluences de l’histoire d’un lieu et des percées de l’art et des usages contemporains.
Jean-Philippe Nuel, votre travail est fréquemment marqué par un partenariat avec des artistes. Comment voyez-vous le rapport entre design, architecture et art contemporain ?
Pour chaque projet, j’aime me rapprocher d’artistes, de peintres, de photographes… Je donne un thème, je décris la façon dont le projet est orienté, sa relation au quartier et à la ville, et puis je laisse de la liberté aux artistes. Par exemple, au 5 Codet, on peut trouver des photographies de sculptures du musée Rodin par Jean-Pierre Porcher. C’est plutôt un photographe d’architecture, mais nous nous sommes retrouvés sur ce projet, le musée Rodin étant tout proche.
Il est assez rare de pouvoir utiliser les approches du design, de l’architecture et de l’art dans les projets hôteliers, souvent très complexes, mais j’aime considérer qu’ils forment un tout. Je ne partage pas une certaine conception – américaine – qui spécialise les différentes approches. Je ne segmente pas. Si l’on parle du design pur, on aborde un objet comme étant passé par un process industriel : je pense notamment au Bauhaus, qui a engendré des produits de qualité, développés de façon industrielle. Mais les matériaux utilisés et un regard exclusif peuvent aussi donner à cet objet un statut différent, d’oeuvre d’art. Les deux approches sont possibles. Ici, au 5 codet, hôtel que je viens de refaire à Paris, nous avons par exemple dessiné le desk du concierge, édité à 20 pièces numérotées. A côté du desk, vous pouvez voir un fauteuil numéroté d’Elizabeth Garouste. Mais vous trouverez aussi dans la pièce des produits design déclinés, utilisables par le plus grand nombre.
Vous venez de finir les Cures Marines de Trouville. Quel est le fil conducteur de votre approche ?
Je commence par une vision du site au sens large, son architecture, la ville, la région, et je construis le projet sur cette base. A Trouville, l’architecture est très lumineuse. J’ai aussi rencontré très trop le maire de la ville. J’ai ressenti une signature spécifique à Trouville, plus créative, moins formelle, moins pompeuse d’une certaine façon que d’autres stations balnéaires. Nous avons, comme à notre habitude, travaillé sur des « mood boards », des collages de photographies et d’iconographies. Il m’a semblé que ce qui révélait le plus l’atmosphère et le style de Trouville étaient de vieilles images de mode, par exemple des vieilles publicités de Ralph Laurent, sur lesquelles figurent des filles en costume de lin blanc avec de fines rayures tennis, des pantalons taille basse patte d’éléphant… Des tenues et une attitude cool mais élégantes. Un mélange d’ambiance balnéaire et chic. Cool et élégance : cette formule a été le fil conducteur de ce travail. La rayure est devenue un thème, une rayure balnéaire progressivement déclinée façon Buren. Avant le graphisme, je recherche l’atmosphère, la symbiose avec l’environnement. J’ai essayé de retranscrire ce léger charme suranné qu’ont les lieux de villégiature des années 30. Je pense à Mort à Venise. Je recherche avant tout la sensation.
Comment connectez-vous alors cette histoire du lieu et l’époque contemporaine ?
A chaque fois que j’aborde un nouveau lieu, je me libère de la dictature du style. Je n’ai pas du tout cherché à reproduire de l’Art Déco à Trouville. J’aime que ces lieux de patrimoine ne soient pas figés, pas abordés comme une reconstitution, mais au contraire projetés dans le présent. C’est cette dualité entre l’histoire du lieu et la projection dans le présent qui donne une tension spécifique au projet. Il faut échapper au cloisonnement académique : l’histoire ne s’arrête pas, et les lieux continuent à vivre avec nous. Il serait dommage d’être victime d’une époque. Tout le monde le comprend très bien chez soi, mais dès que l’on aborde un grand projet, certains voudraient figer le temps. Or, il faut faire des projets qui nous ressemblent, qui sont en résonance avec nous-mêmes. Les chambres des Cures Marines illustrent bien ce souci de la transversalité, entre un fauteuil contemporain, des lustres en nacre du style années 1970, des fresques des années 1930 trouvées sur place et un encadrement plus époque. Ces différents objets et styles ne sont pourtant pas juxtaposés, mais s’intègrent de façon harmonieuse.
Comment réalisez-vous cette harmonie ?
Elle est la conséquence d’une recherche de sensation encore davantage que d’un travail purement graphique. La volumétrie et la couleur sont très importantes, mais le point essentiel est ce que je ressens. Pourquoi des lustres en nacre par exemple ? La mer était importante dans la gamme chromatique. Le jeu des coquillages vient trouver sa place dans l’ensemble. Le lien entre les éléments se fait par la matière, la couleur, le ressenti des choses plutôt que par les styles, les formes ou le classicisme. En cela, je suis inspiré par les écrivains et les cinéastes. Avec les uns et les autres, on est projeté dans un univers. J’aime voir un hôtel comme les premiers plans d’un film. Soit on y entre bien, soit c’est plus difficile. Une musique, un plan caméra peuvent me servir d’inspiration pour dessiner l’atmosphère que l’on ressent quand on arrive dans un hôtel. Je ne cherche cependant pas à reproduire un style ou une œuvre spécifiquement. J’aime aussi voir un hôtel comme un personnage, doté de sa personnalité.
Comment parvenez-vous à faire que ces lieux nous ressemblent et soient en harmonie avec les usages et les modes de vie actuels ?
Les hôtels sont des laboratoires des mutations de nos modes de vie et de travailler. Il y a une part ethnographique dans mon travail. L’hôtel doit être d’emblée contemporain. Les gens restent aujourd’hui connectés avec le numérique et la distinction entre le travail et les loisirs s’est estompée. Cela doit conduire à repenser les chambres : pourquoi faire travailler les gens sur un bureau devant un mur quand ils peuvent utiliser leur tablette ou leur ordinateur portable sur une petite table, sur leur lit, devant un autre écran ou à la lumière d’une fenêtre ? Autre enjeu : à partir d’un certain niveau de prestation, le service apporté est crucial. On doit pouvoir se ressourcer, se détendre, se centrer sur son bien-être. En plus du spa de l’hôtel, la conception de la salle de bain est importante : ouverte avec une fenêtre, elle est baignée de lumière naturelle. C’est devenu une pièce à vivre, avec éventuellement un décloisonnement possible sur le reste de l’appartement. Il faut enfin souligner que le nomadisme s’est diffusé, chaque personne apportant un rapport au corps spécifique à sa culture. Tout ceci doit être pris en compte et doit nourrir le travail.
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Cet article est paru en version papier dans Prussian Blue #9, automne 2015