LE CONCERTO N°4 POUR PIANO DE BEETHOVEN REVISITE PAR MIN-JUNG KYM
Le concerto n° 4 pour piano de Beethoven pouvait-il encore donner lieu à des projets artistiques d’une telle envergure ?
En juin 2018, la pianiste britannique Min-Jung Kym, forte de son talent désormais reconnu, a enregistré chez Signum Record, sous le direction de Clemens Schultz du Philharmonia Orchester, une nouvelle interprétation de ce quatrième concerto, suivi du concerto pour piano, violon et cordes en ré mineur de Mendelssohn, accompagnée de Zsolt-Tihamér Visontay au violon. Tandis que Min-Jung Kym évoque son affection toute particulière pour le second mouvement du concerto n°4, lorsqu’Orphée parvient aux Portes de l’Enfer, nous voilà nous-mêmes conduits au « seuil de l’infini », là où, selon Friedrich von Schiller, « nous nous sentons arrachés au temps, où notre humanité se manifeste avec autant de pureté et d’intégrité que si l’action des forces extérieures ne lui avait encore porté aucun atteinte ».
D’aucuns s’étonneront certainement d’un tel choix au sein du si riche et prolifique répertoire de la musique romantique allemande : d’un côté en effet, une des œuvres les plus éblouissantes de Beethoven, composée en 1806 et produite pour la première fois en décembre 1808 à Vienne, lors d’un concert qui vit également la création de la cinquième et sixième symphonie ; de l’autre, une des toutes premières compositions de Mendelssohn, en 1823, alors qu’il était à peine âgé de quatorze ans, mais chez qui déjà le grand Goethe avait reconnu un prodige —le « Mozart du XIXe siècle », tel que le qualifia plus tard son ami Robert Schumann. C’est finalement un programme aussi complet que contrasté qu’a élaboré Min-Jung Kym, mue par ses prédilections musicales : un chant du cygne suivi d’une œuvre de jeunesse, une esthétique des contraires, en bref, qui correspond si bien à cette période du Sturm und Drang que connut Beethoven et dont Mendelssohn fut l’héritier. Mais Min-Jung Kym va plus loin, jusqu’à faire sien les trois mots d’ordre de ce mouvement culturel qui bouleversa l’Europe : spontanéité, intensité, originalité.
Si la critique en 2007 s’était enthousiasmée pour l’interprétation de Lang Lang et de l’Orchestre de Paris, louant notamment le jeu du pianiste, inventif et spirituel comme le fut Beethoven, Min-Jung Kym se distingue par le choix d’une interprétation pure et sans artifice : on entend ainsi toute la profondeur du texte musical ainsi que l’intensité émotionnelle que portent déjà en elles-mêmes ces deux pièces. De ce point de vue, on perçoit l’influence de pianistes d’exception qui l’ont marquée et ont nourri son travail au cours de sa fulgurante formation, notamment à la Royal Academy of Music de Londres. D’Alfred Brendel, qui avait également interprété le concerto n°4 aux côtés du Vienna Philharmonic Orchestra, elle hérite d’un jeu pudique, dont l’extrême sensibilité est d’autant plus palpable que, l’un comme l’autre se refusent à toute recherche d’effets ou d’éloquence un peu factice. Elle a, comme Radu Lupu, qu’elle admire et qui interpréta ce concerto en 1976, une virtuosité tout à fait exceptionnelle qu’exprime un jeu aussi précis que fougueux.
De fait, cette pianiste, « artiste Steinway » depuis 2007 et récompensée à de multiples reprises pour ses remarquables performances artistiques, se trouve en parfait accord avec le chef d’orchestre du Philharmonia Orchestra, Clemens Schuldt, qui, pour l’ouverture du concerto n°4, a pris le parti d’une interprétation quelque peu feutrée : après le jeu doux et léger du piano et de l’orchestre, les cordes peuvent ainsi faire irruption dans un pur jaillissement de gaieté, créant un véritable contraste. Ainsi, alors que de prime abord on pouvait craindre que cette nouvelle interprétation manque quelque peu de dynamisme et de vigueur, à l’instar de celle de Pierre-Laurent Aimard et de l’Orchestre de chambre d’Europe sous le direction Nikolaus Harnoncourt (2002), s’esquisse rapidement une palette d’effets et d’états extrêmement variée, aux accents presque caravagesques. Le deuxième mouvement, andante con moto, mérite les plus grands éloges : on assiste au face à face extrêmement réussi entre la présence aussi dramatique que menaçante des cordes et le piano, blotti dans son recueillement, laissant entendre de temps à autre une voix pleine de détresse mais qu’il s’efforce de contenir malgré tout. Le troisième mouvement soutient le comparaison avec le mouvement précédent : sous le signe d’Apollon, on est frappé par sa dimension éminemment solaire, portée notamment par le jeu de Min-Jung Kym, dont le piano attire particulièrement l’attention.
Quant au concerto pour piano, violon et cordes en ré mineur de Mendelssohn, cette nouvelle interprétation apparait comme un pied-de-nez à tous ceux qui avaient dénigré l’œuvre de ce compositeur de talent, de Claude Debussy qui le considérait comme « un notaire élégant et facile », à Nietzsche, décriant sa « musique qui regarde toujours en arrière ». Le duo formé par Min-Jung Kym et Zsolt-Tihamér Visontay fonctionne à merveille, ce qui se traduit dans le magnifique dialogue qui se noue entre le piano et le violon au fil des trois mouvements. On signalera notamment, au cours du premier mouvement, allegro moderato, le jeu très réussi du violon, se livrant à un long lamento, auquel fait contre-point le piano en staccato. L’attention ne se perd jamais, émue tour à tour par les élans dramatiques des cordes et les moments profondément lyriques des solistes, tantôt insouciants, tantôt mélancoliques, rappelant de ce point de vue les plus belles pages des Souffrances du jeune Werther.
Si chaque nouvelle interprétation aspire à la nouveauté, celle-ci est à la hauteur de ses promesses. Elle fait entendre une véritable prose lyrique, « assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », telle que la rêvait Charles Baudelaire.