LES « VIGILANTES » D’IRIS ALBA
TEXTE ET PHOTOGRAPHIE IRIS ALBA
De cire, de chiffon, de porcelaine.
Étranges créatures sont les vigilantes.
Qui se cachent et attendent, guettent et veillent. Étranges, patientes, bienveillantes.
Dans les fonds d’armoires, les greniers ancêtres, les niches de brocanteurs.
La poussière les maquille, le temps les habille de ses étoffes.
Dans leurs mines impassibles se lit l’affection des enfants qui les ont serrées, des lustres et des lustres durant.
Étranges, ces reliquats de passions archéologiques, ces traces de paroles balbutiées, de tendresses étouffées dans des poitrines disparues bien avant elles.
Étranges, effrayantes, car c’est notre disparition qui se reflète sur leurs peaux de porcelaine, notre fragilité qui se lit dans les petites billes peintes de leurs yeux.
Les vigilantes gardent comme un secret un souvenir que plus personne ne possède : Jean-Luc, Anne-Laure, Marie sont leurs noms, ces petites mémoires de ma propre généalogie.
Ces vestiges miniatures, si bouleversants, j’en ai voulu saisir les regards sans profondeur, les reflets fugaces, à la seule lueur des bougies, avant la nuit obscure.
Avant que la lumière s’éteigne et que les vigilantes retournent à leur garde, à leur veille.
Avant que « la résistance ressuscite ».
« Nos filles nous trahiront éternellement pour un souvenir de porcelaine, de celluloïd et de chiffon » (Salah Stétié)
Les filles ont trahi… Il y a dans les portraits féminins quelque chose qui échappe. Quelque chose qui est de l’ordre de l’évitement du regard, de la fuite. De l’impudeur folle et de la pudeur obstinée. C’est le regard-caméra de la Monika de Bergman. C’est pour cela qu’il est aussi naïf que vain de penser que l’on saisit quelque chose de la personne qui est devant nous lorsque l’on saisit son regard.
La plus belle série de portraits féminins que je connaisse est celle de Marc Garanger, « Femmes algériennes ». Justement parce qu’elle ne vise pas à une quelconque psychologie, à une quelconque compréhension, à une quelconque profondeur. Juste à la vertigineuse impermanence de ces regards, de ces parures, de ces visages maquillés pour la fête et la tristesse. Ces photos sont le contraire de l’indécence des portraits de Lee Jeffries. Elles ont la juste distance, celle de la caresse et de la griffure. Elles sont la dignité même et la résistance. On n’aime pas l’autre en voulant le garder avec soi, en voulant voler son âme. On l’aime en acceptant de ne jamais vouloir le connaître. On n’aime vraiment que lorsque l’autre a les yeux fermés.
Un portrait devrait toujours avoir en fond ces mots sublimes de Pascal Quignard :
« Je me dis encore : “ Je ne sais pas ce qu’elle ressentait. Je ne sais pas quelle était sa véritable nature. Je sais que je ne l’ai pas possédée car on ne possède rien en possédant une femme. On ne pénètre rien en pénétrant une femme. Je ne sais que je ne l’ai pas comprise quand je la serrais dans mes bras. Mais je l’aimais. ” »
Bloc de silence, bloc d’incertitude, peur et joie mêlées. Poupée de cire et de chair, de feu et de porcelaine.
Je retrouve donc dans mes portraits de femmes, jeunes souvent, belles souvent, la même insolence mélancolique du regard que dans les billes noires des poupées d’enfance. De cette même étreinte amoureuse qui ne peut jamais s’achever, ne peut jamais se satisfaire vraiment. L’âme échappe, comme l’amour vient et se perd, comme la fleur se tend dans l’air et se fâne. Je retrouve aussi ce qui persiste mystérieusement dans le temps, resurgit, gicle de la poussière et étreint une nouvelle fois le cœur. Ce quelque chose qui résiste.