PICASSO ET GODARD A MONTMAJOUR
TEXTE GUILLAUME DE SARDES & ALAIN RAUWEL
L’exposition que le Centre des Monuments nationaux présente en lien avec les Rencontres d’Arles et dans le cadre de la saison Picasso-Méditerranée n’a pas seulement pour héros les deux monstres sacrés dont les noms s’écrivent en grand sur l’affiche ; le duo se fait trio, tant il est vrai que l’abbaye de Montmajour elle-même, cette merveille romane dont les lignes sobres se détachent sur le ciel de Provence, prend sa part dans la conversation.
Sans doute même aide-t-elle, par son ascèse souriante, Picasso le solaire et Godard le huguenot à faire ensemble un bout de chemin malgré le gigantisme de leurs egos. Dominique Païni, qui connaît la peinture (presque) aussi bien que le cinéma, qu’il connaît comme personne (faut-il rappeler qu’il a dirigé la Cinémathèque française ?), a tenu à les rassembler en quête de « coïncidences fatales », selon ses propres termes.
L’intuition qui a présidé à la rencontre, et dont Païni s’est emparé avec une érudition joueuse, revendique une prestigieuse paternité : celle de Louis Aragon. Le poète publie en 1965 chez Hermann un recueil intitulé Les collages, où il est abondamment question de Picasso… mais aussi du jeune Godard, dont Aragon a décrypté le geste cinématographique avec une finesse qui relève presque de la divination. Que Picasso ait beaucoup pratiqué le collage, à la fois dans ses toiles et en amont du chevalet, à titre de « laboratoire », est bien connu. Le commissaire de l’exposition provençale a préféré en montrer le résultat, en accrochant une belle série d’oeuvres du maître, complétées par des travaux sur papier photographique menés avec la complicité d’André Villers. Pour Godard, en revanche, dont la pratique était moins notoire, le choix a été d’introduire le visiteur dans les archives iconographiques du corpus filmique, accomplissant ce que le cinéaste souhaitait pour sa fameuse exposition de Beaubourg en 2006, à laquelle il voulait donner le titre malicieux Collage(s) de France. Des cahiers des années 1960, bourrés d’images détournées, des scénarios où chaque page est illustrée et qui privilégient ainsi, dit Païni, « l’énergie plastique » sur la narration linéaire, même une réponse à une demande d’entretien entièrement faite de collages : la variété formelle porte témoignage d’une intelligence toujours en alerte, au service d’obsessions continues.
Ainsi, c’est l’exposition elle-même qui se fait collage, sautant par-dessus les années avec la liberté que permet le coup de ciseaux. Séquence emblématique : aux jeux photographiques sur la corrida répondent les nombreuses oeuvres de Picasso tournant autour de la figure du Minotaure ; mais la corrida apparaît aussi dans le film Méditerranée de Jean-Daniel Pollet, réalisé en 1963, la même année que Le Mépris, et qui a intéressé Godard. La possibilité de voir le tout dans le même espace (et quel espace !) nourrit une réflexion sur la lumière et les couleurs du Sud d’une rare intensité. Dominique Païni a parfaitement illustré par l’exemple ce qu’affirmait Aragon : à l’encontre de tant de pratiques vaines, qui ne « collent » pas, le collage, à cette altitude du moins, est une idée « qui colle ».
Godard – Picasso : collage(s), Abbaye de Montmajour, jusqu’au 23 septembre 2018.