TROUBLER LE REGARDEUR, UNE CONVERSATION AVEC ORIANNE CASTEL

TROUBLER LE REGARDEUR, UNE CONVERSATION AVEC ORIANNE CASTEL

ENTRETIEN PAR GUILLAUME DE SARDES

 

Orianne Castel est une artiste française à peine trentenaire diplômée des beaux-arts et docteur en esthétique. Sa pratique artistique prolonge la thèse qu’elle a consacrée aux peintres abstraits, notamment à Agnes Martin. Comme elle, son travail se développe essentiellement en des variations autour de la forme grille. Nous avions rencontré Orianne Castel en 2016 alors qu’elle exposait dans la galerie vénitienne Marina Bastianello qui représente son travail. Nous la retrouvons aujourd’hui à l’occasion de sa participation à la foire Arte in Nuvola qui se tiendra à Rome du 17 au 20 novembre 2022.

 

Guillaume de Sardes : La composition des tableaux abstraits qui seront présentés à la foire est à la fois géométrique et difficile à discerner. Quel était votre projet quand vous avez réalisé ces œuvres ?

Orianne Castel : J’ai créé ces compositions en mêlant des principes qui se sont opposés, parfois de façon très conflictuelle, au cours de l’histoire de l’art. Sur le stand, je montrerai par exemple trois images de la série profondeur/planéité. Dans la première (Dernier tableau en date du 11/02/2022) j’ai mêlé une grille rouge sur fond bleu à une grille bleue sur fond rouge parce que De Vinci a théorisé le fait qu’un motif rouge sur une surface bleue créait une impression de relief alors que Matisse a montré qu’un motif bleu sur une surface rouge participait de la planéité de l’image. Dans la deuxième (Dernier tableau en date du 11/10/2022) j’ai mêlé une grille perspectiviste à une grille frontale. Dans la troisième (Dernier tableau en date du 16/10/2022), j’ai mêlé une grille dont les verticales et horizontales semblent entrelacées selon un principe de « dessus-dessous » à une grille plane.

 

GS : Pourquoi avoir voulu associer des principes opposés ?

OC : En fait, j’ai été fascinée de découvrir que certains artistes abstraits avaient eu l’impression, et même parfois l’ambition, de créer le dernier tableau de l’histoire de l’art. Ça paraît aberrant à notre époque où la peinture se renouvelle sans cesse mais c’est ce mythe d’effectuer « la dernière peinture » que j’ai pris au sérieux. Je me suis demandé « Qu’est-ce que pourrait être le dernier tableau aujourd’hui, dans une période où précisément nous ne croyons plus au récit progressiste de l’histoire de l’art que l’abstraction entendait clore ? À quoi pourrait ressembler le dernier tableau d’une époque où tout, en art, semble au contraire possible et ouvert ? » Ma réponse a été de mettre en équilibre sur un même support des principes qui durant l’histoire se sont opposés selon une logique où le plus récent visait à remplacer l’ancien.

 

Dernier tableau en date du 11/02/2022, série « planéité – profondeur », 2022.
Poudres de pastel et crayon graphite sur papier. 20 cm x 20 cm.

 

GS : Comme dans vos travaux plus anciens, vous utilisez aujourd’hui la forme grille. Vous en aviez d’ailleurs beaucoup parlé lors de votre précédent entretien avec Prussian Blue. Pouvez-vous nous expliquer sa fonction ?

OC : Oui, non seulement la grille est toujours présente dans mon travail mais elle l’est à plusieurs niveaux. Comme je le disais en décrivant certaines des compositions qui seront exposées à la foire, je travaille toujours à partir de deux images qui présentent des motifs de grille. Mais j’utilise aussi la grille comme méthode de composition puisque j’entrelace ces images selon une grille par un procédé de dessus dessous qui fait que l’image 1 apparaît dans les cases paires et l’image 2 dans les cases impaires. Enfin, la grille est aussi constitutive de mes supports car, même si j’emploie différents formats, ils sont tous composés d’assemblages de carrés découpés préalablement dans des feuilles A3. La coexistence de ces trois grilles de natures différentes (motif, composition, support), lesquelles visuellement ne se superposent pas, a surtout pour but de troubler la lisibilité de l’image.

 

GS : Vous parlez de troubler le regard, est-ce également ce que vous cherchez à faire en utilisant des couleurs très pâles ?

OC : Oui, sans doute. Je travaille au pastel qui est déjà un matériau volatile mais, en plus, je le réduis en poudre avant de l’appliquer au pinceau sur mes papiers. Ça me permet d’ajouter beaucoup de gris dans les couleurs pâles et d’atténuer ainsi les contrastes entre les plages colorées. Par ailleurs, au sein de mes tableaux qui présentent seulement deux teintes, j’emploie des couleurs complémentaires car je sais que, mêlées, elles forment un gris neutre. D’ailleurs, souvent, à la fin, j’applique en nuage des touches de la primaire dans la secondaire et inversement. Je me souviens avoir évoqué le concept de « fadeur » chez François Jullien lors de notre précédent entretien, je crois que cette recherche du neutre ne m’a jamais quittée. Comme dans ma manière d’entrelacer les formes, il y a quelque chose d’une volonté de suspendre les oppositions binaires dans mon emploi des couleurs.

 

 

 

Guillaume de Sardes

A propos de l'auteur

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.