CODOGNATO, ORFÈVRE ET COLLECTIONNEUR
TEXTE GUILLAUME DE SARDES
ENTRETIEN SILVIA BENEDETTI ET GUILLAUMES DE SARDES
PHOTOGRAPHIE CHUNG-LENG TRAN
Codognato. Ce patronyme, les gens de goût se le répètent à l’oreille, depuis un siècle et demi, comme un mot de passe. C’est qu’il ouvre à un monde d’argent et de corail, d’or et de diamant, raffiné à l’extrême, maniériste si l’on veut, fascinant et délicat. Un monde miniature, au cœur de Venise, de quatre mètres de large sur six de profond : une joaillerie, sise près de la place Saint-Marc, où chaque pièce est unique, où l’on ne vend pas des bijoux, mais des œuvres d’art. Écoutons Hemingway en parler : « C’était une éclatante journée, âpre et froide, et, arrêtés devant la vitrine de la bijouterie, ils examinaient les deux petits bustes de nègres sculptés dans l’ébène, ornés d’un semis de pierres précieuses. » Ces bijoux qu’admirent le colonel Cantwell et sa jeune maîtresse, la comtesse Renata, dans Au-delà du fleuve et sous les arbres, sont deux des fameux moretti, broches dessinées par Carlo Canal, descendant direct du grand Canaletto. Ces broches, modèles phares de la maison Codognato, évoquent Othello, le grand jaloux shakespearien, dont les mains ont serré le joli cou de Desdémone.
La mort, l’amour (car la jalousie n’est rien d’autre que l’amour porté à son point d’incandescence) : nous voilà au cœur de l’art de Codognato. Ce sont ces deux thèmes que l’on retrouve de pièce en pièce depuis 1866. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’arrêter devant la vitrine qui est à droite de la porte d’entrée de la bijouterie (celle de gauche étant traditionnellement dévolue aux bijoux de style moderne ou Art déco : il y a là de magnifiques bagues baroques, de splendides vanités, crânes aux yeux de diamant, coiffés tantôt de la couronne des rois tantôt des lauriers du poète, ou squelette priapique, couché dans son cercueil comme sur un lit de noces. On y trouve aussi des serpents, qu’ils forment bracelets ou bagues, souvent entremêlés, en train de se battre ou de s’aimer, comme sur les gravures de Piranèse ou de Tiepolo, deux autres enfants de Venise.
Tous ces bijoux sont l’œuvre d’Attilio Codognato, homme aux manières exquises et de profonde culture, le quatrième de son nom à occuper ces murs. S’il parle de ses créations avec modestie, oubliant qu’on les expose dans les musées, ses yeux brillent dès qu’il les porte sur elles. Car Attilio Codognato n’est pas un cœur sec, et la beauté le touche, peu importe la forme qu’elle prend. Ainsi aime-t-il à la fois les longues phrases évocatrices de Proust, la fulgurance des symboles alchimiques, la musique, à laquelle il consacre ses week-ends, et l’art moderne et contemporain, dont il est un collectionneur parmi les plus avisés. Sa demeure, sur le Grand Canal, renferme des œuvres de Giorgio De Chirico, Picabia, Duchamp, Andy Warhol, Gilbert & George, Maurizio Cattelan, Yannis Kounellis, Robert Morris – le minimaliste qu’il juge le plus doué – , Robert Rauschenberg, Joseph Kosuth, Piero Manzoni ou Jeff Koons. Les noms sont souvent les mêmes qu’au palazzo Grassi, et les œuvres n’ont pas été choisies avec moins de goût.
Si Attilio Codognato a pu réunir une telle collection, sans disposer des moyens d’un François Pinault, c’est qu’en véritable amateur il a acquis ces pièces très tôt. On pourrait d’ailleurs s’étonner de ce discernement presque merveilleux, tant ses propres créations paraissent faire signe vers l’art ancien. Serait-il donc possible d’être un classique aux goûts résolument modernes ? Il faut croire que oui, et l’on peut même en risquer la raison : comme l’a dit Winston Churchill, « plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ».
S. Benedetti, G. de Sardes : Quand l’aventure Codognato a-t-elle commencé ?
La maison Codognato est née en 1866, créée par Simeone Codognato (1822-1897), quand Venise appartenait encore à l’Empire austro-hongrois. Notre boutique de la calle Seconda dell’Ascensione existe depuis cette date. On y trouvait alors des tableaux anciens et des objets d’art principalement destinés aux jeunes étrangers qui accomplissaient leur « Grand Tour ». C’est mon arrière-grand- père, Attilio (1867-1928), qui a décidé de se spécialiser dans la création et la vente de bijoux, attirant immédiatement de prestigieux clients : la reine Victoria, la tsarine Alexandra, des membres de la famille royale italienne, mais aussi des artistes tels Manet, Whistler ou Boudin. Mon père, Mario, a eu l’intelligence de ne pas trahir cet héritage. En conservant les particularités du style Codognato, il a pu garder, face aux grands bijoutiers des années 30, une clientèle éprise d’originalité, comme celle du monde des Ballets russes à qui plaisait le caractère oriental de ses créations. Sont ainsi passés dans la boutique Coco Chanel, Serge Diaghilev, Misia Sert, Jean Cocteau, Serge Lifar.
Quant à moi, il était naturel que je prenne le relais. Je suis né à Milan, d’une mère lombarde. Juste après ma naissance, mes parents se sont séparés. Après cette rupture, chacun d’eux s’est remarié à plusieurs reprises. Cependant, dans ce contexte familial mouvant, éclaté et recomposé, je suis resté le seul enfant. J’étais donc l’objet de toutes les attentions, mais aussi l’héritier naturel de la lignée Codognato. À vingt ans, j’ai quitté Milan pour reprendre en main la maison. Une tâche à laquelle j’avais été soigneusement préparé. Chaque été, je quittais la Lombardie pour passer mes vacances à Venise. Il fallait que je m’immerge dans la tradition familiale, que j’apprenne rapidement les secrets du métier. J’ai commencé mon parcours sous la férule d’un bijoutier suisse qui, depuis, est toujours resté à mes côtés. Depuis son ouverture, la boutique a bénéficié de la fascination qu’exerce Venise. Les visiteurs viennent à la Lagune, visitent Saint-Marc et s’arrêtent devant nos vitrines. Ils apprennent à nous aimer. Ils reviennent. Je me souviens encore de Luchino Visconti qui, pendant le tournage du merveilleux Mort à Venise, passait sans cesse, me demandant de lui montrer ce que nous avions de plus beau. Et je lui répondais invariablement, amusé : « Mais, Luchino, ce que j’avais de plus beau… vous l’avez acheté hier ! »
Comment vivez-vous aujourd’hui cette responsabilité à laquelle vous étiez destiné ?
Avec passion, mais aussi avec une touche de légèreté et de désinvolture. La boutique ferme pendant tout le mois d’août et pendant le mois de novembre, quand la ville devient la proie du froid et de la brume. Elle ferme aussi pendant la période frénétique du carnaval qui bouleverse, de ses couleurs, les ruelles de la ville. Je prends le temps de voyager. Je cède à la tentation de la fuite pour retrouver l’envie de revenir. J’aime tout particulièrement Paris et Munich. Je suis également beaucoup allé aux États-Unis, où une amie joua long- temps pour moi le rôle de cicérone : la discrète, courageuse et si intelligente galeriste Ileana Sonnabend. C’était une femme exceptionnelle, dont on parle trop peu. Un jour, elle se jeta dans le fleuve Hudson pour sauver le peintre Paul Jackson Pollock qui avait décidé de mettre fin à ses jours. Je connais bien d’autres anecdotes à son propos, de quoi alimenter une fantastique biographie. Depuis sa mort, j’ai perdu l’envie de traverser l’Atlantique.
Les bijoux Codognato sont portés par des reines, des stars de la mode et du cinéma , des écrivains… Quel est le secret de leur beauté ?
Un secret qui mêle l’éclectisme des styles, le mystère qu’ils recèlent, le travail minutieux des artisans qui les créent. Les bijoux Codognato sont intrinsèquement vénitiens. Et comme la ville qui les voit naître, ils sont un mélange de tout : styles byzantin, gothique, baroque, classique et même, pour certains, Art déco… De même que ces styles coexistent à Venise, nos bijoux en opèrent la synthèse. L’influence de l’art étrusque est également décelable, surtout dans les bijoux créés par mon grand-père. Nous nous sommes d’ailleurs fait une spécialité d’intégrer à nos pièces des éléments anciens, conçus il y a souvent plusieurs siècles, parfois même à l’époque romaine. Compte aussi, bien sûr, la beauté des matériaux. Mon grand-père savait plier, travailler une feuille d’or avec une incroyable aisance. Nos artisans partagent ce talent . Nous essayons aujourd’hui de préserver la qualité de nos créations anciennes. Il est d’ailleurs presque impossible de distinguer les bijoux conçus par mon grand-père ou mon père de ceux que nous créons aujourd’hui.
Une des particularités de nos créations est l’attention portée à leur envers, à ces parties cachées que les bijoutiers négligent. Je les travaille au contraire, les ornant de symboles alchimiques. J’apprécie beaucoup les parties mobiles, les petites caches. Regardez par exemple ce pendentif en or et en émaux. Le mystère des innombrables boîtes qui s’ouvrent pour dévoiler d’autres pierres précieuses et d’autres images, jusqu’à celle du premier mystère qui est celui de la Création. Nos parures sont belles à porter, mais belles aussi des mystères qu’elles recèlent.
Vous ne craignez pas les imitations ?
Nos créations sont souvent copiées, en effet. Mais cela nous offre une publicité gratuite et immense ! Comme Coco Chanel, je pense que c’est une bonne chose : cela atteste de la qualité de notre travail. Ces copies sont d’ailleurs imparfaites. Codognato a une technique toute particulière pour travailler l’or. C’est un secret de famille, et aucun concurrent ne parvient à reproduire l’éclat complet, riche, parfait, de nos bijoux. D’ailleurs, comment nous imiter, si moi-même je ne le fais jamais ? Aucune de nos créations ne ressemble exactement à une autre. J’aime racheter et refaire. J’aime inventer et jouer avec les pierres dures, l’émail, les améthystes, les diamants, les rubis. Ce sont aussi ces matériaux, leur éclat, leur dimension, qui font les bijoux, qui les façonnent, leur donnent une âme toute particulière. Nous utilisons souvent la technique du « Samorodok », qui s’inscrit dans l’univers de Fabergé. Il s’agit d’une méthode de travail de l’or . Elle rappelle l’empreinte du vent dans le désert, sous l’effet duquel le sable prend des formes toujours nouvelles. Impossible de répéter le même mouvement, le même pli, la même surface. Ainsi l’irrégularité de l’or rend-elle chaque parure, chaque bague unique. Regardez, par exemple, cette bague formée de deux serpents enlacés : je la trouverais irrésistible, si j’étais un client ! Ou encore celle-ci, ornée d’une tête d’homme datant du IIIe siècle avec une couronne de laurier. Federico Zeri en aurait été fou ! Une telle pièce est nécessairement unique. C’est ce qui me permet de choisir les clients qui porteront mes bijoux. Pour un marchand, c’est le comble du luxe !
Quel regard portez-vous sur les créations Codognato, celles de votre grand-père, de votre père comme les vôtres ?
Un regard passionné, bien sûr : il s’agit de souvenirs de famille, de mon histoire personnelle et de ma passion du présent. Il y a certaines créations que je ne devrais pas vendre… mais la prostitution est mon métier ! Il m’arrive cependant – à l’inverse, si je puis dire – de racheter certaines créations de mon grand-père. Malgré le poids de son histoire, cette maison est en continuel mouvement, exactement comme le flux et le reflux de la lagune. Certains objets dans cette boutique ont déjà eu une vie, d’autres pas encore. Ils attendent d’être portés.
Vos camées sculptés et vos moretti, vos Maures d’ébène et d’ivoire, ont été votre grand succès à partir des années 50. Mais il y a aussi les vanités, ces bagues, ces colliers et ces boucles d’oreilles dont le crâne est le motif principal.
Ces vanités restent toujours à la mode. Elles véhiculent un sens ésotérique des choses qui est très proche du charme mystérieux de Venise. Ces crânes couronnés, ces squelettes, ces minuscules cercueils en or, en argent et en ivoire sont là pour nous rappeler le côté éphémère de l’existence et pour nous inciter à la vivre pleinement. C’est un devoir de s’amuser, la vie est si tragiquement courte ! J’aime tout particulièrement ce pendentif représentant une jeune fille qui accepte la proposition d’aller danser faite par un jeune homme, on l’ouvre, et on voit, gravée, cette même jeune fille qui danse nue avec la Mort. Mais attention, il n’y a rien de macabre ni de lugubre dans ce déploiement de squelettes ! Il faut savoir déceler l’ironie qu’ils cachent. Observez par exemple ce collier fait de feuilles d’or et de petites têtes de mort en ivoire. On dirait une guirlande printanière, le symbole de l’épanouissement joyeux, baroque de la vie, plutôt que de sa fin. Il s’agit d’une des créations que j’aime le plus. Magritte avait bien compris le côté farceur, léger de ces vanités. Il est venu dans les années 60 à la boutique afin d’en acheter une pour sa femme. Et il a demandé à ce que l’on coiffe un crâne d’un petit chapeau melon ! Depuis, ce motif est devenu l’un des classiques de la maison. La mort et le sexe sont au fondement de l’art, inextricablement liés : aussi certaines de mes créations ont quelque chose à voir avec le libertinage. C’est le cas de cette bague avec cercueil qui cache un squelette priapique, paradoxalement si vivant et voluptueux. Là encore, tout est dans l’effet de surprise. Tout cela reste léger, éminemment vénitien.
Y a-t-il aujourd’hui des tendances dominantes dans les créations de Codognato ?
J’ai décidé de me concentrer sur la création de bijoux. Je suis cependant très fier aussi de certains objets que nous avons récemment créés, par exemple ces douze calices en cristal de roche, argent et cornaline. On dirait qu’ils ont été retrouvés lors de fouilles archéologiques. Ils évoquent les fastes de l’Empire romain, le luxe d’une villa pompéienne ! Regardez encore cet autre objet de décoration où le corail sauvage s’entre- mêle à l’argent : on dirait un feu de matériaux précieux. Cependant, la seule vraie tendance forte que j’aimerais souligner et défendre est ce souci du détail qui nous ca-actérise. Une femme qui porte une bague ou un pendentif Codognato est « habillée ». Un seul bijou suffit. L’élégance est là, dans la rareté. L’accumulation tue la beauté.