ALAIN ROBBE-GRILLET CINEASTE, VU PAR ARIELLE DOMBASLE

ALAIN ROBBE-GRILLET CINEASTE, VU PAR ARIELLE DOMBASLE

ENTRETIEN PAR LEONARDO MARCOS

J’ai fait la rencontre de Catherine Robbe-Grillet, avec qui j’ai un lien très étroit sur le plan artistique. L’image est un livre qui m’a beaucoup marqué, notamment dans la présentation de la relation entre le photographe et le sujet photographié. Il s’inscrit parfaitement dans la lignée des œuvres d’Alain Robbe-Grillet, dont le travail créatif m’est également proche. Catherine et moi avons déjà, dans un livre intitulé Images publiques, images privées, évoqué, sous forme d’entretiens, différents aspects de notre relation avec l’esthétique de l’image en lien avec le cinéma d’Alain.

Lors de mon exposition à la Galerie du Passage, présentant les photos que j’avais réalisées pour notre ouvrage, Pierre Passebon m’a fait rencontrer les deux actrices du dernier opus cinématographique d’Alain, C’est Gradiva qui vous appelle : Arielle Dombasle et Farida.

J’ai réalisé des photos d’elles incarnant, dans mon univers artistique, les personnages du film. Arielle porte la même robe blanche que dans Gradiva. Ces images rendent hommage au cinéma d’Alain (dont Arielle fut la muse), à son esthétique mais également à la beauté intemporelle de ces deux actrices.  

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Parlez-moi d’Alain Robbe-Grillet.

Arielle Dombasle : Je l’ai rencontré chez Anatole Dauman, un grand producteur, les films de Resnais, Kurosawa, Wenders entre autre et qui était le producteur d’Alain pour La Belle captive. Il avait parlé de moi à Alain en ces termes : « Méfiez-vous de cette fille car elle manie le discours féminin comme personne. Nous connaissons le discours féminin et il faut avoir la plus grande méfiance envers toutes les paroles de cette jeune actrice, qui vient de l’écurie rohmérienne, mais qui est un sujet parlant ! » Alain m’avait déclaré : « Je n’aime pas beaucoup les filles qui pensent, mais on peut faire une exception pour toi… » Il m’a immédiatement fascinée, comme auteur, comme cinéaste, je l’avais lu bien sûr, j’adorais le Nouveau Roman, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, etc. Je le voyais comme un ogre. Il avait des yeux très noirs, ce qui faisait d’ailleurs partie de sa mythologie : il était convaincu que les yeux clairs appartenaient à des individus innocents car plutôt lisibles, et les yeux noirs, des personnages plus obscurs et pénétrants. Il disait aussi que la littérature était « le domaine du monde auquel on ne comprend rien ». Il détestait l’écriture balzacienne, mais il adorait Flaubert, Borges et Faulkner. Il parlait de Lacan et de psychanalyse si brillamment.

Quand je l’ai rencontré, il avait déjà commencé le tournage de La Belle captive. Il déclarait qu’il faisait toujours le même film et qu’il avait emprunté les figures de ses films à des romans. Il pensait que tout cela n’avait aucune importance et qu’il ne fallait pas s’embarrasser de la vérité. J’ai très vite compris qu’il était essentiellement intéressé par les fantômes et les jeunes filles. Je me souviens qu’il parlait avec Anatole Dauman de La Sorcière de Michelet. Il soutenait qu’on avait brûlé et torturé davantage de femmes que d’hommes car « cela donnait du plaisir ». Ce qu’il disait était évidemment très choquant, mais c’était tout à fait Robbe-Grillet. J’aimais qu’il soit un grand ingénieur agronome et qu’il ait cet esprit totalement scientifique. On sent dans sa littérature qu’il vient d’un monde absolument différent. Il a inventé « une écriture » celle du  Nouveau Roman et une nouvelle manière de filmer aussi.

Après l’avoir rencontré, j’ai lu ses livres et j’ai découvert qu’ils étaient très sérieux, alors qu’il m’était apparu comme quelqu’un de très caustique passablement dandy dans l’attitude et le détachement. Je l’ai toujours considéré comme un maître et avec lui, je me plaçais toujours dans la position de la petite élève mais je jouais la mauvaise élève. J’étais capricieuse, je jouais un rôle de femme-enfant. J’ai fait une apparition dans La Belle captive, dans le rôle d’une paralytique qui chante, puis j’ai joué dans ce film formidable, Un bruit qui rend fou. J’y chantais du Wagner, « Le Vaisseau fantôme » et j’y jouais du reste un personnage assez wagnérien, une sorte de personnage sorti des Nibelungen. Dans Gradiva, j’étais le fantôme de la jeune esclave blonde qui fut la maîtresse de Delacroix et l’incarnation de la Gravida celle qui marche sur la pointe des pieds. Tiré du roman de Jansen, commenté par Freud.

J’aimais les obsessions récurrentes dans le cinéma et la littérature d’Alain, ainsi que son utilisation des points de vue croisés. Les ruptures sont également importantes, avec le passage du point de vue d’un personnage à un autre, en contradiction apparente. Il y a aussi cette confrontation avec le double. Le principe du Nouveau Roman, c’est qu’il n’existe pas de vérité absolue, mais une confrontation entre différents points de vue. C’est comme un miroir brisé qui réfléchit des fragments du réel qui se contredisent et en même temps, forment un tout.

Le cinéma d’Alain est un cinéma du désir plutôt qu’un cinéma du plaisir. Il y avait quelque chose de très puritain chez lui. Il avait une vie intérieure bien entendu remarquable de sensibilité et de sensualité cérébrale. Il observait énormément la nature. Il était très érudit dans des domaines les plus étérogènes. Je me rappelle que Rohmer m’avait dit que l’érotisme d’Alain était « totalement démodé », que c’était une imagerie finalement non incarnée.

Votre position était étonnante, car vous étiez à la fois la muse d’Eric Rohmer, l’un des maîtres de la Nouvelle Vague, et vous aviez une place prépondérante dans les films d’Alain Robbe-Grillet, alors qu’ils étaient aux antipodes. Les gens de la Nouvelle Vague n’ont jamais accepté Alain en tant que cinéaste.

Le cinéma d’Alain est surtout un cinéma de l’inconscient, de la chimère, de la légende, aussi un cinéma très théorique. Il ne s’agit pas de simples rêveries, il y a une grande rigueur, une logique. On dit parfois que son cinéma était surréaliste, mais c’est totalement faux. Lorsqu’il a écrit L’Année dernière à Marienbad, il l’a montré à André Breton, qui a détesté le film. Alain était un homme très incompris et très jalousé. Le Nouveau Roman était le dernier grand courant littéraire. Barthes avait dit de sa littérature qu’elle était « objective ». C’était un grand théoricien.

Parlez-moi de C’est Gradiva qui vous appelle, car c’est sa dernière œuvre de cinéma. Il y est beaucoup plus sentimental.

Oui, c’est une histoire d’amour, de passion, de mystère, d’interrogation face au féminin. Il avait du reste une passion pour les ouvertures wagnériennes et la figure du leitmotiv, inventée par Wagner. Cela correspondait à son écriture de cinéaste avec ces cycles d’obsession récurrents, comme le rideau cramoisi, la petite maison bleue, une influence de Magritte et de Delvaux. Il voulait même que Delvaux fasse les décors de L’Année dernière à Marienbad. Pour en revenir à Gradiva, mon personnage est celui d’une immortelle, qui fut aimée dans sa jeunesse et revient hanter le héros. Mais en parallèle, c’est aussi un personnage réel, celui d’une « comédienne de rêves », payée pour entrer dans la fantasmagorie , les fantasmes nocturnes  des personnes et leur faire réaliser leurs rêves in vivo.

Après la mort d’Anatole Dauman, Alain a eu du mal à trouver des producteurs car on entrait dans l’ère où on ne s’intéressait plus qu’à la rentabilité dans le cinéma. Avec Les Films du Lendemain, Bernard-Henri [Lévy] et François Pinault ont produit de nombreux films d’auteurs, dont ceux de Bertrand Bonello, de Cédric Kahn, de Christophe Honoré et d’Alain Robbe-Grillet.

Gradiva est-il également un hommage à Freud, par le truchement du roman de Jensen ?

Oui, absolument. Comme je vous disais, Alain m’a choisie aussi à cause de mon coup de pied. Cette cambrure de pied est essentielle, présente donc sur un bas-relief de Pompéi qui a été étudié par Freud et mis en roman par Jensen. Deux histoires se superposent : celle de Jensen, qui tombe amoureux d’une passante qui a le même pied et la même cambrure que sur le bas-relief pompéien, et celle de Delacroix qui dessine ce pied. L’analyse freudienne de ce bas-relief est la stigmatisation de l’hystérie féminine. Cette tension sur la pointe du pied représente une hystérie d’ordre diabolique et secrète.

Le fétichisme est très présent dans Gradiva, car l’image du pied y est très importante et magnifiée. On sait à quel point Rohmer était fétichiste des articulations. Qu’en pensez-vous en tant que femme et muse ?

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Je crois que c’est déterminant, car le fétichisme est comme un détail qui révélerait le tout. On cristallise sur un morceau du corps, qui devient l’essence du reste du corps et qui en est révélateur. Alain adorait attacher les poignets avec des cordelettes très précises et c’était un peu comme le bondage japonais. Je crois que c’était une jouissance secrète fondamentale. Bunuel était lui aussi fétichiste. Je pense que tous les cinéastes le sont, d’une manière ou l’autre. Le corps au cinéma est fragmenté… Caché.

Il existe également un « film-fantôme » d’Alain, La Forteresse, qu’il n’a jamais réalisé et qui devait porter sur la rencontre d’Alain avec Antonioni. Il vous avait attribué le rôle d’un personnage érotique et bienveillant, une sorte d’infirmière qui vient aider cet homme malade.

Ca me fait très plaisir de l’apprendre. J’aurais adoré faire ce film, mais Alain aurait pu me demander n’importe quoi ! Je l’admire vraiment et pour toujours.

Photogramme tiré de "C'est Gradiva qui vous appelle", 2006
Photogramme tiré de « C’est Gradiva qui vous appelle », 2006
Photogramme tiré de "C'est Gradiva qui vous appelle", 2006
Photogramme tiré de « C’est Gradiva qui vous appelle », 2006
Photogramme tiré de "C'est Gradiva qui vous appelle", 2006
Photogramme tiré de « C’est Gradiva qui vous appelle », 2006

 

 

Leonardo Marcos

A propos de l'auteur

Léonardo Marcos est un artiste pluridisciplinaire qui place la poésie au coeur de ses recherches. Il a publié un livre en collaboration avec Catherine Robbe-Grillet.