GUILLAUME DE SARDES, LA PHOTO COMME SISMOGRAPHE AMOUREUX

GUILLAUME DE SARDES, LA PHOTO COMME SISMOGRAPHE AMOUREUX

TEXTE VINCENT PETITET

 

Né en 1979, Guillaume de Sardes est romancier, essayiste et photographe. Lauréat de nombreux prix littéraires, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont le plus récent, L’Eden la nuit, a été publié en 2017 chez Gallimard, dans la prestigieuse collection L’infini. La Maison Européenne de la Photographie rend hommage à son œuvre photographique, lors d’une exposition du 7 mars au 20 mai 2018. Sous le titre « Fragments d’une histoire d’amour », sont présentées dix-neuf photographies émaillées de textes, qui sont comme l’écrit Patrick Mauriès dans la préface du catalogue édité pour l’exposition, « la chronique d’un amour » entre Guillaume de Sardes et une jeune femme, de 2012 à 2017. Avec elle, ainsi Guillaume de Sardes désigne-t-il par ce pronom l’objet de son amour, il y a tout d’abord des voyages. De Paris à Berlin, de Marseille à Naples, autant de lieux sur lesquels elle règne comme le signe unique d’une mémoire persistante et intime.

 

 

 

Se mouvant dans une topographie du sentiment, elle résiste cependant à tout stéréotype : elle est tour à tour photographiée en ondine, en étudiante, en femme poupée, modèle et égérie, en femme fétiche, Vénus en escarpins et culotte baissée. Face à elle, Guillaume de Sardes est comme Actéon face à Diane : il cherche à dévoiler l’intime qui paradoxalement se trouble à chaque photographie. Athéna ne dira-t-elle pas à Ulysse, qu’étant susceptible d’emprunter n’importe quelle apparence elle n’est assimilable à aucune ? De cet intime, Guillaume de Sardes exacerbe néanmoins la phosphorescence, passant de la couleur au noir et blanc, du jour à la nuit. Comme Pierre Klossowski le fait avec avec l’image, Guillaume de Sardes nous invite à un spectacle, au cours duquel elle se dérobe et elle s’offre, au jour de son inviolable nature :

« Si elle, Diane, affirme maintenant son intouchable nature, c’est pour mieux nous convaincre de la réalité théophanique de ses joues, de ses seins et de ses fesses » (Klossowski, Le Bain de Diane)

Sardes nous met face à une incommutabilité de l’essence de celle dont, pourtant, on ne cesse de contempler les formes et de laper le corps. On aimerait la connaître mieux, la posséder davantage, mais sa nature se dérobe, nous perd et nous inquiète, en alternant les attitudes, les poses et les matières, coton ou latex. Alors, comme pour nous acclimater à son amour fragmenté, Guillaume de Sardes tente de fixer le moment évanescent où elle apparaît. Il associe à la photographie argentique, l’écriture ciselée. Ces allers et retours entre le texte et l’image forment de multiples épiphanies, dont les manifestations sanctifient son corps à elle, comme script de l’intime : à son visage il accole le terme de « nymphe », à sa main celui de « délicatesse » ; sur son dos nu se dessine l’ombre d’une « vie secrète », sur son épiderme troublant s’esquisse une « coulure d’humidité », à un de ses portraits se murmure un sésame  fétichiste. Ce livre d’heures imagé est comme une « légende dorée ». Y surgit une discontinuité qui manifeste la singularité du fortuit au cœur du quotidien. Le singulier n’a que faire de la topographie : il est dans une chambre d’hôtel, au bord de l’eau, descendant un escalier, dans une voiture. Les textes qui accompagnent cette géographie, loin de nous expliquer ou de nous informer, nous donnent à voir le moment où elle est, entre un avant et un après, nous laissant seul face au mystère de sa présence et de son devenir.

On imagine alors en les fantasmant, les sollicitations et les sentiments dont l’aimée fut l’objet. Si le sexe est « omniprésent et invisible » (G. de Sardes), nous en jouissons comme une suggestion. « Fragments d’une histoire d’amour » est fondé sur une pudeur qui paradoxalement fait du spectateur un chaste voyeur. Les photographies de Guillaume de Sardes travaillent discrètement notre fétichisme, tout en en contrôlant le débordement : on aimerait parfois ôter ses dessous, faire glisser ses bas, la voir porter ses chaussures à plateau de strip-teaseuse. Peine perdue. Guillaume de Sardes ne crée pas son œuvre autour de beautés de vignette : il nous offre de l’intime à la Nan Goldin, en en modulant l’intensité par ses textes, travaillés à la Quignard : ce dernier n’écrit il pas dans Vie secrète : « La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. »

L’exposition de Guillaume de Sardes est la forme rêvée de cette tentative. Il en dissémine les signifiants sous forme de mots et d’images, nous invitant, en sismographe, à en ressentir les intensités et les effacements. Guillaume de Sarde convoque la double nature de celle qui manifeste une singularité suzeraine, au sein de la multiplicité de ses incarnations. C’est au cœur du spectacle de cette double énigme, qu’elle règne en sphinge aimée.