MINUIT À LA CROISÉE DES CHEMINS
TEXTE CARLOS TELLO
Cristina de Middel et Bruno Morais aux Rencontres d’Arles
Il existe au moins deux manières de parler d’une humanité augmentée. D’un côté l’être humain qui prétend améliorer ses capacités physiques ou psychiques (le programme transhumaniste) et qui devient par ce biais un hybride avec des outils électroniques ou machiniques issus des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) ; d’un autre, un regard critique qui laisse entrevoir la possibilité d’une communauté humaine élargie. Dans les Rencontres de la photographie 2018 à Arles, l’exposition de Cristina de Middel et Bruno Morais, Minuit à la croisée des chemins, explore cette deuxième voie.
Cristina de Middel & Bruno Morais, Sans titre, de la série « Minuit à la croisée des chemins ». Benin, 2016. Avec l’aimable autorisation des artistes.
À « Croisière », ancien garage sur le boulevard Émile-Combes, le commissaire de l’exposition, Claudi Carreras Guillén, a accroché quatre-vingt-huit photos prises entre le Bénin, le Brésil, Haïti et Cuba, qui cherchent non seulement à rendre visibles les liens entre ces quatre géographies et leurs multiples langues – suivant un chemin de l’Orient vers l’Occident –, mais également à contester l’effacement historique de ces relations. La figure mythique africaine d’Eshu est revalorisée et appelée à réanimer une pluralité d’interprétations et de sens à l’heure où la mondialisation accomplit une normalisation et une égalisation des pratiques sociales et marginalise les voix discordantes.
L’exposition présente donc des mythes qui ne sont pas des croyances mais des explications symboliques de phénomènes matériels, des outils pour briser les frontières établies par un humanisme traditionnel obsédé par les paires binaires et par le principe du tiers exclu hérité d’Aristote. Des mythes qui cherchent en somme à exposer la richesse et les nuances cachées entre le masculin et le féminin, entre l’être humain et l’animal, entre le jour et la nuit, entre le désir et la loi, tout en rompant avec la cohérence chronologique et spatiale : « Aujourd’hui, Eshu a tué un oiseau avec une pierre lancée hier ».
Cristina de Middel & Bruno Morais, sans titre, série Minuit à la croisée des chemins, Brésil, 2016. Avec l’aimable autorisation des artistes.
Les images, toujours en couleur, cachent autant qu’elles dévoilent. Rarement accompagnées par des textes, elles ne racontent pas une histoire ni ne documentent une cosmologie. En revanche, elles opèrent une libération qui, n’étant pas verbale ou structurée à partir des principes philosophiques classiques, prend forme au travers de fragments, d’éclats d’un monde possible. Dans l’un des clichés exposés, un couteau s’équilibre debout sur la main ouverte d’un homme, la blessure le rend unique, particulier et par voie de conséquence identifiable, mais pendant la nuit – explique un texte – une divinité malicieuse impose la même blessure à tous les hommes du village. Se perd avec cet acte l’identité, mais se gagne simultanément la totalité, l’universalité.
Une autre photographie montre un arbre dont on ne voit naturellement pas les racines et dont les branches qui s’élèvent vers le ciel sont sèches, presque mortes, mais surtout floues. Il s’agit peut-être d’un bon résumé de cette exposition, qui souligne les origines communes des populations humaines, même si elles sont invisibles, mais qui insiste principalement sur les chemins multiples, ouverts et incertains, que peuvent prendre ces branches que sont les cultures humaines. Là se trouve certainement la principale réussite de l’exposition, une libération de toute contrainte hiérarchique induite par l’humanisme classique.