UN PORNOGRAPHE ROMANTIQUE : BRUCE LA BRUCE
PAR FRANÇOIS CROISSY
Quand on ne connaît rien, ou presque, au monde du porno, Bruce La Bruce est un bon initiateur : il confesse en regarder peu, ne pas trouver cela spécialement excitant – mais il en fait, en bon « pornographe réticent » qu’il est, selon le titre de l’un de ses livres (The Reluctant Pornographer). Il est donc bien placé pour donner ce « porno pour les nuls » (Porn for dummies) que sont les Porn diaries. Si le ton est globalement très autobiographique, et plus narratif qu’analytique, La Bruce n’en défend pas moins sa « philosophie personnelle de l’homosexualité ». Il commence d’ailleurs son recueil par des « Notes sur le camp » qui font délibérément écho au célèbre texte de Susan Sontag (1964). C’est toutefois pour se détacher de ce précédent un peu écrasant, en contestant vigoureusement la vision du camp comme apolitique.
Pour lui, pas de transgression des normes sociales du sexuel sans un geste éminemment éthique, et même politique. La Bruce, de ce point de vue, est tout le contraire d’un blasé. En reichien conséquent, il voit dans le capitalisme avancé de notre temps (comme on dit d’une maladie qu’elle en est à un stade avancé) une spirale infernale de sur-travail et de sur-consommation qui a pour fin de tenir les acteurs sociaux à l’écart de leurs énergies fondamentales, à commencer par les énergies sexuelles. Faire du porno, et plus encore du porno queer, c’est reconquérir publiquement la dynamique des corps, et en cela agir de façon subversive, révolutionnaire même. Aussi ironique qu’il puisse être à l’égard des militants de la révolution (The Rasperry Reich), La Bruce est convaincu – et nous avec lui – que le sexe non conjugalisé, non procréatif, garde toute sa charge explosive pour faire sauter les bastilles de l’ordre bourgeois. « Le cul, c’est aussi la politique », disait Godard.
Non seulement La Bruce ne se sent pas mortifié d’être identifié comme un gay old school, mais il s’en réjouit ! Il y a pour lui une faille dont le jeu a brisé net le mouvement de libération sexuelle – et c’est, bien sûr, le sida. Revient comme un refrain une formule attribuée à Fran Leibowitz : « le sida a tué tous les gens bien ». Tous ou presque : dans l’entretien fasciné avec Peter Berlin, un citoyen du monde nouveau interroge, haletant, un survivant de l’ancien. Être old school, c’est alors tenter de « renouer la chaine des temps », de revenir au moins par l’imagination, et autant que possible par le travail sur sa vie, à un monde d’avant qui est pour La Bruce un monde presque enchanté, artistiquement identifié au cinéma gay des années 70.
Artistiquement : tel est bien l’enjeu. Pour le réalisateur de Gerontophilia, si le porno contemporain est si peu intéressant, c’est qu’il a perdu toute ambition artistique. La généralisation de la vidéo, qui permet à n’importe qui de tourner un film, ramène presque toutes les productions à des enchainements d’actes sexuels. Foin de narration, foin de réflexion formelle. Et pourtant, le porno, par l’incroyable liberté que confère le rejet de toutes les contraintes autres que strictement légales, a été et pourrait être le lieu des recherches filmiques les plus audacieuses, pas seulement en terme de pratiques sexuelles. Mais il est devenu une industrie, où des tâcherons bâclent des produits, non des œuvres. En brandissant haut l’étendard de l’esthétique, La Bruce se fait doublement transgressif : contre toutes les hypocrisies d’une société qui cache ce à quoi elle ne cesse de penser, mais aussi contre les normes d’un milieu qui n’a plus rien de libertaire.
Que cette révolte soit romantique, l’auteur le revendique crânement. La vie gay, et sa mise en scène dans le porno, exalte « des outsiders et des non-conformistes qui (…) ont la possibilité d’imaginer des configurations sociales et politiques alternatives ». Il est d’autant plus important d’être de ceux-là que La Bruce diagnostique « une trahison du mouvement gay » dans la fringale d’assimilation qui a fait passer les grands excentriques d’hier au statut d’affamés de normalité. En jouant dans ses films sur les croisements entre homosexualité, racialisation et marginalisation sociale, le cinéaste prouve par l’intersectionnalité l’absurdité de la reddition sans condition à la norme des dominants. Contraint à accepter lui-même un certain nombre de diktats du marché, il espère les contourner pour trouver un contre-poison à la commercialisation générale de la provocation, qu’il repère aussi bien dans le comportement des chanteuses-stars que dans un certain devenir-camp de la droite dure, illustré à ses yeux par le « burlesque réactionnaire » d’une Sarah Palin mais qui décrirait très bien aussi l’homophobie politique à la française.
Ce qui sauve Bruce La Bruce du danger de devenir un prédicateur de la subversion, c’est son humour et son étonnante capacité d’observation et de narration. De ce point de vue, les Porn diaries sont aussi et peut-être d’abord un grand récit bien digne de rivaliser avec les meilleurs chroniqueurs et romanciers américains. « Cinq des huit acteurs sont aussi escorts, sauf Daniel, qui est opérateur téléphonique, Rolf, qui est psychologue, et le plombier, qui est en fait un coiffeur » : n’est-ce pas là une extraordinaire phrase de roman ? Le reportage du happening queer au Motel « Coral Sands » de Los Angeles est lui-même un chef-d’œuvre de queer littéraire. Et l’on ne fait que signaler les trois journaux de tournage qui scandent le volume, aussi justes que brillants.
Sans illusions mais pas cynique, sincère mais pas naïf, La Bruce termine son livre par une note évangélique, où l’on distinguera à la fois une gentille provocation et une fraternité profonde avec les tapins et les camés dont il est dit qu’ils nous précédent dans le Royaume (Mt 21, 31) : « si Jésus vivait aujourd’hui, il travaillerait probablement dans le porno. C’est là qu’on aurait le plus besoin de lui ».
Bruce La Bruce, Porn diaries – how to succeed in hardcore without really trying, Herzogenrath, éd. Moustache, 2016, 266 p.