ZIAD ANTAR, OU LA PHOTOGRAPHIE EN QUESTION
ENTRETIEN ET PHOTOGRAPHIE GUILLAUME DE SARDES
Ziad Antar est l’un des plus fêtés des jeunes artistes libanais : il a exposé au berceau de la photographie, chez Nicéphore Niepce ; ses œuvres figurent dans les collections du Centre Pompidou ou du British Museum ; le curateur Hans Ulrich Obrist veille sur sa dernière présentation… C’est que le travail d’Antar est largement une interrogation sur la photographie elle-même : en faisant usage de pellicules considérées comme « périmées », il joue avec le temps, semble renvoyer vers les prestiges du passé des lieux et des visages d’aujourd’hui. Les images ont-elles une mémoire ? Sont-elles la mémoire du monde ? Fils d’un pays qui ploie sous le poids de l’histoire, Ziad Antar met le dernier venu des arts au service d’une quête de l’archaïque et de l’originel, que son « Beyrouth par mer » évoque les antiques Phéniciens ou qu’il tente l’impossible documentation d’une hypothèse hétérodoxe sur les racines bibliques.
Quelles sont les thématiques autour desquelles vous travaillez ? Avez-vous été influencé dans vos choix par d’autres artistes ?
J’accorde beaucoup d’importance à l’expérimentation, à la découverte et à l’approfondissement des différents moyens qui existent pour représenter un sujet. La question que je me pose au départ est celle-ci : comment traiter tel sujet ? avec quel moyen ? S’il fallait que je décrive mon activité centrale en tant qu’artiste, je dirais que c’est cela, la recherche expérimentale, la remise en question permanente du médium. En dehors de cela, je n’ai pas de thèmes spécifiques.
Quant à mes influences, j’ai rencontré lors de mon séjour en France, lorsque j’ai été accueilli en résidence à Paris au Pavillon du Palais de Tokyo dans le cadre du programme de recherche artistique, le vidéaste Ange Leccia. Son travail m’a inspiré en ce qu’il s’agit d’un travail autour de l’image en mouvement. Ma rencontre avec Jean-Luc Moulène a également été importante. La manière souple dont il passe de l’idée au projet et du projet à sa réalisation a été déterminante. Je garde en tête toutes les discussions que j’ai eu la chance d’avoir avec lui. Au-delà de ces rencontres, j’admire l’école de photographie de Dusseldorf, et de grands photographes américains comme Nan Golding. Ce sont des chocs artistiques qui ont transformé et conditionné mon travail d’artiste.
Vous semblez accorder de l’importance au hasard dans votre création photographique, comme lorsque vous avez choisi d’utiliser des films photographiques périmés.
En effet, pour la série « Expired », le hasard était au cœur de mon processus créateur. J’ai utilisé des films périmés recueillis chez un vieux photographe libanais, Hashem El Madani. Les compagnies qui fabriquent ces films les jettent et les détruisent, sous prétexte qu’ils sont périmés. Je considère cela comme d’une forme inconsciente de censure artistique, puisqu’il s’agit de dire ce qu’est une « bonne » image. Or une photo peut être belle et pertinente, même si elle ne respecte pas les principes de la photographie d’art, même si elle n’est pas fidèle aux couleurs et aux contours du sujet photographié. Cette série est à la fois le fruit d’un effort de déstructuration et d’une expérimentation philosophique de ce qu’est une image photographique. C’est une façon de remettre en question la « posture technicienne qui n’a rien de complexe », pour reprendre les termes de François Cheval.
Dans votre série « Instensive Beirut » (illustrations pour un essai de Youssef Tohme sur la capitale libanaise, son architecture et le rôle de la construction face à la guerre), vous avez choisi de photographier la ville de la mer. Quelle place tient ce point de vue dans votre réflexion ?
Pour ce projet, je suis parti du port de Saïda sur un bateau de pêche. Je voulais documenter la ville depuis la mer et non depuis la terre, car je considère que les changements urbains littoraux vus depuis la terre ne sont pas révélateurs de l’histoire du pays et de ce qui se dessine peu à peu pour lui dans le futur. Les Libanais sont très migrateurs, c’est un peuple qui regarde vers la mer, qui voyage, je trouvais cela très intéressant de donner à voir Beyrouth de la mer. Le point de vue est ainsi renversé.
Vous êtes à la fois photographe et vidéaste. Quels rapports vous semblent exister entre image fixe et images en mouvement ?
Je suis vidéaste et photographe, mais le médium est secondaire pour moi. Ce qui m’intéresse est la transformation d’idées en images, qu’elles soient fixes ou animées. D’ailleurs, ma méthodologie est la même qu’il s’agisse de photographies ou de vidéos. Je me donne les mêmes contraintes visuelles, j’utilise le même langage.
Pourriez-vous nous parler de l’exposition que vous avez présentée au Beirut Exhibition Center, du 1er mars au 1er avril 2016 ?
« After Images » est un projet fondé sur la relation entre mythologie et histoire, puis mythologie et géographie contemporaine. Il découle de la lecture et de l’appréciation des travaux de l’historien libanais Kamal Salibi sur les origines de la Bible. Je me suis intéressé à plusieurs de ses ouvrages : The Bible came from Arabia (1985) ainsi que Secrets of the Bible People (2001). La théorie développée par le Dr Salibi voudrait que la Bible soit originaire de l’Arabie et que les premières mythologies fondatrices viendraient de la région de Asir. J’ai voulu m’y rendre et découvrir ces lieux. Mon travail d’artiste n’est pas une réflexion sur les théories de Kamal Salibi, qui n’est qu’un point de départ à une réflexion personnelle sur la nature du mythe. « After Imges » est un travail sur l’impossible documentation visuelle d’un récit historique.
Vous avez également expérimenté au niveau des tirages dans le choix des supports ?
J’ai réalisé des tirages de grand format, 150 x 150 cm (et 30 x 30 cm pour les images de documentation) parce que l’espace est très grand, et j’ai décidé de ne mettre aucun encadrement. Les images sont flottantes, le papier est épais mais translucide. Elles sont suspendues par le haut grâce à des pinces. J’ai voulu cette absolue liberté de présentation, car que je la trouve très adaptée au sujet traité.
Vous publiez en parallèle un livre, chez un nouvel éditeur d’art contemporain, Kaph books. Comment envisagez-vous l’objet livre ? Le rapport entre les tirages et les images reproduites ?
Le livre dégage une tout autre tension que l’exposition, c’est une tout autre expérience. Un projet sans publication n’est pas fini, n’existe pas vraiment. J’ai besoin du livre. Il offre bien plus de liberté et a l’avantage de la permanence. Un livre reste. Des manuscrits de la Bible d’il y a 2 000 ans sont conservés, alors que l’obsolescence des ordinateurs n’est plus à prouver !