CLAUDIA REVIDAT : L’AMOUR DE PRÈS

CLAUDIA REVIDAT : L’AMOUR DE PRÈS

TEXTE ET PORTRAIT GUILLAUME DE SARDES

 

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On parlait pudiquement, au siècle passé, de « films de charme ». C’était le temps des télévisions à gros écrans qui donnaient à l’image, quand on se plaçait tout près, un très curieux effet de zébrure des formes et de fondu des couleurs, qui pouvait confiner à l’abstraction. Claudia Revidat a voulu jouer sur ces sensations visuelles presque oubliées à l’ère de la haute définition en saisissant des fragments agrandis d’images vintage pour susciter un unknown pleasure, un plaisir inconnu, qui est celui de voir et ne pas voir en même temps, de savoir très bien, en somme, ce qui se trame dans ces instantanés mal tramés tout en pouvant faire comme si l’on n’en savait rien, rien du tout, puisque « c’est flou ». La pulsion scopique est-elle punie ou récompensée d’être ainsi, si ce n’est empêchée, du moins contrariée ? L’échec est peut-être l’objet vrai du désir, par là relancé dans une quête proprement infinie. C’est en ce sens que Claudia Revidat revendique pour ses images le statut d’objets poétiques : on n’y voit pas le sexe, dans sa précision clinique, mais du sexe, recréé par les limites de la technique même, donc ouvert sur les espaces du rêve ou, si l’on préfère, du fantasme – ce fantasme que le net, au double sens du terme, met en crise.

 

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Impossible, en regardant les images de la jeune photographe Claudia Revidat, de ne pas penser au projet de l’un de ses grands devanciers, l’allemand Thomas Ruff, engagé depuis plus de dix ans dans une série de Nudes qui a intéressé, entre autres, Houellebecq. Ruff travaille sur le flou et les « désirs vagues », lui aussi. Il vole sur internet des images de rapports sexuels et les agrandit jusqu’à ce que la qualité médiocre du fichier produise une explosion pixellisée de la scène, embrumée d’un sfumato post-moderne. Un double jeu s’opère de la sorte : le petit rectangle bien net dont l’internaute jouissait sur son écran, toutes portes closes, porté à l’échelle monumentale sur le mur de la galerie, atteint aux frontières du lisible. C’est le paradoxe du voyeur : plus on s’approche, moins on voit !

 

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Ruff comme Revidat, ce faisant, n’introduisent pas de l’indistinct dans les seules pratiques intimes, mais aussi dans le jeu du marché. Les images à partir desquelles ils conçoivent leurs projets n’ont pas été prises par eux, ne leur appartiennent pas en rigueur de terme. Elles deviennent leurs par l’application de choix artistiques, qui sont essentiellement de l’ordre du changement d’échelle. La notion de propriété se défait de toutes parts, qu’il s’agisse des clichés eux-mêmes ou des corps représentés : savent-ils, ceux qui, il y a parfois plusieurs décennies, ont joui devant la caméra, qu’ils deviennent icônes contemporaines dans les white cubes de Londres ou de Paris ? Les « plaisirs inconnus » chers à Claudia Revidat disent ainsi combien l’entrée de la pornographie dans notre quotidien est facteur d’un remembrement général du social, et pas seulement du sexuel. Toute l’« économie libidinale » change de registre sous nos yeux, et son flou très étudié nous permet, ad libitum, d’en prendre acte ou de n’en rien voir.

 

 

Guillaume de Sardes

A propos de l'auteur

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.

A propos du photographe

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.