FRANÇOISE HUGUIER ET LES CLASSES MOYENNES DU SUD-EST ASIATIQUE
TEXTE FLORENT PAPIN
Ses travaux renommés sur la Russie (En route pour Behring, Prix World Press 1993, Kommounalki) et l’Afrique (Sur les traces de l’Afrique fantôme) ont pu occulter la place tenue par l’Asie du Sud-Est dans la biographie et l’œuvre de la photographe Françoise Huguier. Depuis sa contribution au Guide Delta-Flammarion sur l’Indonésie, en 1982 – auquel participèrent notamment Henri Cartier-Bresson et Marc Riboud -, jusqu’à la biennale Photoquai 2011, dont elle a assuré la direction artistique, et où les photographes asiatiques tinrent bonne place, en passant par son travail mémoriel sur le kidnapping dont elle fut victime, enfant, au Cambodge (J’avais huit ans), Françoise Huguier s’est de longue date intéressée au Sud-Est Asiatique. C’est d’ailleurs à cette aire de mutations – économiques, sociologiques, culturelles – que la photographe française a consacré son dernier travail, Vertical/Horizontal, Intérieur/Extérieur : un questionnement ethno-photographique de la condition des classes moyennes de Singapour, Kuala Lumpur et Bangkok. Couronné par le Prix de Photographie de l’Académie des Beaux-Arts – Marc Ladreit de Lacharrière 2011, ce travail minutieux et subtil donne, au-delà de sa valeur documentaire, à réfléchir sur les moyens dont dispose la photographie pour sonder le réel et en produire une intelligibilité propre.
Singapour (c) Françoise Huguier
Appréhender les classes moyennes
Avec le décollage de leurs économies durant la décennie 1990, les pays du Sud-Est asiatique ont vu croître et s’affirmer une classe moyenne influente, multiethnique, composée d’indépendants et de salariés accédant à la propriété et à la consommation de masse. Soucieux de stabilité économique et d’ordre social, ces nouvelles catégories ont inspiré les termes des nouveaux pactes sociaux sur lesquels reposent, pour l’heure, la cohésion et la prospérité des sociétés malaisiennes, thaïlandaises, et singapouriennes – pour s’en tenir au périmètre tracé par Françoise Huguier. Réceptacles en même temps que vecteurs des transformations de leurs pays, les classes moyennes se sont imposées, aux yeux de la photographe, comme le terrain privilégié d’analyse et de représentation des mutations du Sud-Est asiatique ; plus encore, comme un observatoire des formes de sociétés produites par la modernité, voire la surmodernité décrite par l’anthropologue Marc Augé, cet état de « surabondance événementielle », de « surabondance spatiale », et d’«individualisation des références »1.
Si l’ambition d’appréhender ces dynamiques sociétales au plus près de leurs ressorts s’entend, l’exercice exposait à un double écueil, d’ordre heuristique et esthétique. Catégorisation fluctuante et évolutive, la notion de classes moyennes est de celles donnant le plus lieu à débat et polémique dans le champ des sciences sociales. Comme le pointe Diane E. Davis en introduction de son ouvrage sur l’expansion des classes moyennes en Asie et en Amérique Latine, « rien n’agite le drapeau rouge académique plus rapidement que le concept de classe moyenne »2.Une difficulté d’appréhension aux répercussions esthétiques : si la classe moyenne ne peut être circonscrite, sur quel objet, sur quel espace faire porter son regard ? Pour quel usage, et suivant quel dispositif photographique ?
Singapour (c) Françoise Huguier
En choisissant de focaliser son attention sur les formes d’habitat plébiscitées par les nouveaux accédants à la propriété (immeubles collectifs à Singapour et Kuala Lumpur, chapelets pavillonnaires à Bangkok), Françoise Huguier a fixé un objet, un périmètre et une méthode à son travail : l’examen en huis clos de l’intimité résidentielle de la petite bourgeoisie propriétaire. Par cette contrainte spatiale et sociologique, dérivant d’une dialectique de l’« intérieur » et de l’« extérieur » dont rend compte l’intitulé du projet, la photographe escomptait dégager quelques attributs signifiants et extraire le substrat d’une condition censément partagée par des millions d’individus.
Un monde uniforme ?
Il est à cet égard troublant de constater combien l’œil de Françoise Huguier saisit d’analogies, d’un foyer à l’autre, sur le plan de l’occupation de l’espace (pauvreté des décors et du mobilier, prépondérance des écrans de télé ou d’ordinateur), de son usage (espace dominé par les fonctions primaires – dormir, manger -, absence de livres, de disques, de jouets), de sa clôture (espaces étroits à la luminosité contrainte, fenêtres sans destination apparente ni horizon). Au point que le travail de la photographe semble à première vue fournir la démonstration implacable, image à l’appui, du vide identitaire, de la dictature de l’uniforme dans lesquels serait condamnée à évoluer physiquement et spirituellement, de Kuala Lumpur à Crépy-en-Valois, de Bangkok à Austin, la classe moyenne consumériste et globalisée ; celle-là même que quelques obsessionnels de la faillite du contemporain décrient à longueur de pages – à commencer par Jean-Luc Debry3.
Singapour (c) Françoise Huguier
Françoise Huguier le reconnaît d’ailleurs4 : l’idée d’un reportage sur les classes moyennes en Asie du Sud-Est doit à la réminiscence d’une discussion avec Serge Daney, au début des années 1980, où ce dernier prophétisait l’appauvrissement culturel de la planète et la globalisation du mauvais goût sous l’effet de l’expansion des classes moyennes. Pourtant, à la tentation de corroborer les discours sur l’indifférenciation et l’aliénation inhérentes au développement des classes moyennes, la photographe oppose le constat de l’irréductible singularité des êtres et des lieux. Un constat d’autant plus intéressant et fécond qu’il ne consiste pas en une affirmation théorique ou idéologique formée dans l’ordre du discours, mais qu’il tient à la pertinence et à la spécificité d’un dispositif esthétique ancré dans le réel, composant avec lui, et y révélant des empreintes de sens et de présence.
Un regard pour dire autrement le réel
Là où il serait tentant de ne voir dans les appartements photographiés par Françoise Huguier qu’une addition de non-lieux 5, le travail de l’intéressée donne au contraire à voir l’espace des classes moyennes comme un espace habité, c’est à dire investi physiquement et symboliquement par l’humain. Un espace ancré dans un temps sinon collectif, du moins personnel. Trois procédés concourent à révéler les appartements des classes moyennes comme lieux potentiellement producteurs de sens et de présence. La singularité des cadrages tout d’abord : recourant abondamment aux plans resserrés (visages, membres, objets), les photographies de Françoise Huguier découragent les lectures par trop généralisatrices. De la même façon, les décentrages et décadrages de nombreux portraits empêchent de réduire les individus photographiés à des archétypes. Autre procédé : le recours fréquent à un montage séquentiel des images, à la manière de photogrammes. Par ce biais, l’image se dérobe à toute lecture figée et monolithique, introduisant de la durée, de l’incertitude et de l’insaisissable dans les situations et le comportement des individus. Enfin, dernier procédé remarquable, le traitement que la photographe réserve au regard de ses sujets. Il est ainsi exceptionnel que les individus portraiturés exposent un regard frontal et signifiant. Yeux clos, yeux détournés, yeux floutés, yeux masqués, yeux surpris, yeux travestis par des lentilles de couleur : l’économie du regard joue un rôle décisif dans l’usage non connotant du dispositif esthétique de Françoise Huguier. Comme s’il fallait éviter de prêter aux individus des pensées, des sentiments, placés par notre propre regard dans le leur. Comme s’il fallait refuser au regardeur le droit exorbitant et trompeur de pouvoir lire dans l’âme des individus photographiés.
Bangkok (c) Françoise Huguier
Ne pas surcharger intentionnellement l’image de sens6, de pas faire dire aux lieux et aux êtres ce qu’on leur suppose devoir exprimer, ne pas consentir au regardeur la puissance du troisième œil oriental, qui lirait à l’intérieur d’un soi exproprié : voilà le résultat fort et exigeant du travail accompli par Françoise Huguier sur Vertical/Horizontal, Intérieur/Extérieur. Anonymat (les individus ne sont pas identifiés, les scènes non contextualisées) ordre précaire des intérieurs (encombrements d’objets, emplacements arbitraires – téléphones, couverts, peluches, éléments décoratifs), situations et intentions indéchiffrables (individus masqués, adolescent regardant la télé sous un parapluie Kawaii, homme que l’on devine chantant mais saisi dans une attitude extatique, fiole d’eau bénite partageant un carré de torchon avec une bouteille de liquide-vaisselle, un mug Disney et une tasse Bob l’éponge) : autant d’éléments déjouant l’intelligibilité immédiate des images, la lecture rapide et faussement évidente d’existences qui imperceptiblement nous échappent, et ne sauraient se laisser réduire à une généralité abstraite.
Si comme l’écrit Pierre Bourdieu dans Un art moyen, « le visible n’est jamais que le lisible »7, le travail de Françoise Huguier complexifie la lecture de l’univers des classes moyennes, en proposant d’elles un autre visible. Ainsi la photographie affirme-t-elle l’autonomie de son pouvoir discursif. De quoi mieux prendre la mesure du compliment adressé à la photographe par Michel Crépu, quand il affirme que depuis ses débuts, Françoise Huguier met passionnément et inlassablement son objectif photographique au service d’un même but : « savoir ce que le monde visible veut dire »8.
Singapour (c) Françoise Huguier
1 Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992.
2 Diane E. Davis, Discipline and development. Middle Classes and Prosperity in East Asia and Latin America, Cambridge University Press, 2004, p. 2.
3 Lire à cet égard Tous propriétaires ! Du triomphe des classes moyennes, Homnisphères, 2008, dont nombre des postulats sont repris dans Le cauchemar pavillonnaire, L’échappée, 2012, du même Jean-Luc Debry.
4 Voir dossier de presse de l’expositionVertical/Horizontal, Intérieur/Extérieur, qui s’est tenue à l’Institut de France du 25 octobre au 25 novembre 2012.
5 Au sens qu’en donne l’anthropologue Marc Augé : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu», in Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992, p. 100.
6 Reformulation d’une expression employée par Thierry Gontier dans un article sur le rapport de Roland Barthes à la photographie. Thierry Gontier, « L’image blanche », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes (coll.), Contrejour, 1990, p. 25.
7 Pierre Bourdieu, Un art moyen, Minuit, 2ème édition, 1989, p. 111.
8 Préface du Hors-Série de la Revue des Deux Mondes, Vertical/Horizontal, Intérieur/Extérieur. Les classes moyennes à Singapour, Kuala Lumpur et Bangkok, octobre 2012, p 8.