LE RÉALISME FANTASTIQUE D’EDWARD HOPPER
TEXTE ALAIN RAUWEL
Hopper (1882-1967) demeure l’un des peintres les plus connus du XXe siècle alors même que ses toiles, très majoritairement conservées dans les collections américaines, sont peu montrées en Europe : raison majeure pour ne pas manquer l’ample rétrospective présentée à Madrid, au Musée Thyssen-Bornemisza, jusqu’au 16 septembre, puis à Paris, au Grand Palais, du 10 octobre au 28 janvier. De nombreux travaux donnent à connaître les années de formation, à partir de 1900, dominées par un séjour parisien qui fut déterminant. Le succès ne vint toutefois pas avant la quarantaine, obligeant l’artiste à produire des images publicitaires dans lesquelles il approfondit sa maîtrise quasi cinématographique du cadre. C’est donc dans la section consacrée à la maturité que l’on rencontrera les œuvres les plus impressionnantes. Hopper est indiscutablement un grand peintre réaliste, mais son réalisme est poussé si loin qu’il semble souvent conduire aux confins du fantastique. Les grandes maisons isolées, peut-être abandonnées, parfois éclairées de l’intérieur dans le jour qui tombe, suscitent la même inquiétude que les rues désertes de Magritte.
C’est que tout est solitude, chez Hopper, quel que soit le nombre des personnages. Deux époux (deux amants ?) sont réunis dans une pièce, ils ne se regardent pas, ils ne regardent rien, on entend hurler le silence. Le peintre donne à voir avec prédilection les lieux de passage où des anonymes viennent pour oublier ou pour fuir. Il se fait le Vermeer des bars de nuit et des salles d’attente. Le blanc glacé ou le jaune sale des néons ne font grâce d’aucune des rides amères qui plissent la bouche, aussi maquillées que soient les lèvres. La lumière est presque toujours crue, projetant des ombres longues. Aucune exaltation devant la liberté des grands espaces, aucune poésie de l’american way of life. Chaque objet, chaque être, est radicalement seul sous les rayons qui dardent d’un ciel vide. Le peintre le plus populaire du Nouveau Monde est l’un des plus grands pessimistes de l’histoire des arts.