TIM EITEL. REPONDRE DE LA PEINTURE

TIM EITEL. REPONDRE DE LA PEINTURE
TEXTE FLORENT PAPIN
PHOTOGRAPHIE GUILLAUME DE SARDES

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Dans ce repli de la butte Montmartre, la mémoire d’illustres peintres s’attarde par les venelles pavées, les jardins approximatifs, les rues qui serpentent. Renoir, Toulouse-Lautrec, Pissarro, Utrillo ont œuvré par ici. Aussi, en ces lieux, imaginer l’artiste présentement à l’œuvre semble moins relever du folklore que de l’anachronisme. Et pourtant. Entendre Tim Eitel faire claquer la serrure de son atelier, voir les fenêtres se libérer dans une stridulation de tringles, la lumière se faire sur une cavalcade de pinceaux et de toiles veilleuses, c’est éprouver la mémoire vive. C’est toucher au rite de la création dans ce qu’il a de plein, d’insécable, de préhensible. Peintre d’aujourd’hui, l’Allemand Tim Eitel répond de la seule peinture. Il y a certes de son époque dans ses toiles : compositions architecturées soutenues par de grands aplatsmonochromes ; économie des ensembles privilégiée à la richesse du détail ; citations d’artistes modernes et contemporains comme Mondrian, Murakami ; affiliation plus ou moins consentie à la Nouvelle Ecole de Leipzig, où l’intéressé a reçu sa formation et débuté sa carrière artistique.

Le peintre, né en 1971, se réduit-il pour au- tant à son époque, lui qui n’aspire pas à en faire récit ni à discourir dessus, s’attachant aux enjeux moins circonstanciés que sont la présence des êtres, l’onde de surprise et de mystère qui accompagne le surgissement de l’autre ? Peintre d’aujourd’hui, prisé des collectionneurs du monde entier, représenté par les prestigieuses galeries Pace à New York et Eigen + Art à Berlin, Tim Eitel n’est pas qu’un peintre de son temps, et n’escompte pas le devenir. Peut-être est-ce cela, un classique.

Vous avez vécu et travaillé dans différentes capitales artistiques : crée-t-on de la même manière à New York, Berlin, Paris, Los Angeles ?

Le contexte de création change significativement d’une ville à l’autre, sur le plan des échanges principalement. Les sujets de discussion et les motifs de questionnement diffèrent. À New York, par exemple, les conversations entre peintres tournent autour de l’abstraction, du minimalisme. À Berlin, on parle en ce moment beaucoup des débuts du modernisme, de l’expressionnisme, du suprématisme russe, de Klee. À Paris, les peintres et créateurs finissent tôt ou tard par évoquer Le Corbusier et l’architecture, Lévi-Strauss et l’ethnologie, la littérature. Ici, l’art est plus questionné comme langage, avec un pouvoir de construction et de 13 déconstruction. Malgré la mondialisation, les spécificités culturelles se perpétuent.

Ces spécificités trouvent-elles une traduction dans votre peinture, dans votre processus de création ?

Je ne pense pas que la variation des écosystèmes artistiques ait beaucoup d’impact sur mon travail. Je travaille d’ailleurs indifféremment à Paris ou à Berlin, où j’ai conservé un atelier. L’impact des villes se joue ailleurs : au niveau des motifs du réel. La physionomie urbaine, les personnages que l’on croise dans les rues, leurs vêtements, leurs attitudes, leurs tonalités. Plus que le monde de l’art, c’est le monde tout court qui m’inspire.

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Votre travail semble pourtant émaillé de références : Mondrian, Caspar David Friedrich, Hopper…

Mes peintures trouvent naturellement des échos avec d’autres travaux. Par un jeu de citation et de reformulation, j’ai notamment réalisé un nombre important de toiles à partir de Mondrian, en reprenant ses motifs – les lignes perpendiculaires, les surfaces de couleur jaune, bleue, rouge – pour en faire des coordonnées spatiales. Quand je regarde une toile de Mondrian, je perçois de la profondeur, de la perspective, et je trouvais intéressant de traduire cela. Mais il s’agissait d’abord et avant tout pour moi de tracer ma propre voie en me frottant à un grand aîné. Aujourd’hui, j’estime avoir circonscrit mon objet esthétique, donc ma méthode de travail, donc mon identité. Il est tentant, chez les critiques comme chez les artistes, de chercher à raccrocher un travail à un autre, un style à une école. C’est souvent intéressant, parfois pertinent, mais je trouve que ça limite la possibilité de voir pleinement l’œuvre, de la considérer dans ce qu’elle a de singulier – et quand je dis « œuvre », je pense « toile », car j’estime que chaque toile ne doit répondre que d’elle-même.

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Que donnent à voir vos toiles, précisément ?

On a souvent parlé de solitude, de mélancolie, de déréliction même. Mais je ne partage pas ce point de vue. A mes yeux, les personnages que je peins sont saisis en interaction avec leur environnement : ils regardent un tableau, ils circulent dans un espace, ils esquissent un geste, un mouvement. Bref, ils sont présents, dans le sens où l’on dit que l’on est présent aux choses. Et c’est cette présence qui m’interpelle et me donne envie de peindre. Certaines rencontres marquent, produisent une émotion forte au moment même où elles surviennent. Il y a une certaine magie à voir quelqu’un d’inconnu prendre subitement une importance. Par ma peinture, je cherche à saisir cette importance de l’autre dans l’instant.

Un peu à la manière d’un photographe ?

La photographie occupe une place importante dans mon travail. Car, d’une part, les photographes m’inspirent – et je pense notamment à Jeff Wall ; d’autre part, chacune de mes toiles a un point de départ photographique. Je capture des scènes vues, en croise les détails signifiants et les assortis en peinture. Pour autant, mon travail ne consiste pas en de la photographie peinte. Par des moyens proprement picturaux – le chromatisme, la composition de l’espace, le format même des toiles –, j’essaie de donner vie au moment, de lui conférer une autonomie. En cela, mes toiles ne sont pas narratives. Elles n’incitent pas à construire une histoire, à imaginer un avant, un après, le pourquoi du comment… D’ailleurs, pour moi, une toile aboutie est une toile close narrativement : elle ne doit pas raconter autre chose que ce qu’elle montre. En revanche, l’ouverture sensible doit rester entière. Il est essentiel que le regardeur puisse se confronter à la toile comme s’il vivait un moment unique, vrai. Comme moi lorsque je me promène dans la rue, il doit pouvoir éprouver la puissance d’une rencontre fortuite. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je peins très rarement mes personnages frontalement : il serait trop tentant de s’y projeter, de chercher à reconnaître et identifier plutôt que de s’ouvrir à l’inattendu, à l’inédit.
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Florent Papin

A propos de l'auteur

Florent Papin est diplômé de l’École normale supérieure de Cachan et de Sciences Po. Il exerce une activité de conseil auprès de grandes institutions culturelles. Il est par ailleurs poète.

A propos du photographe

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.