LE SOMBRE EDEN DE LARRY CLARK
TEXTE FRANÇOIS CROISSY
Le FRAC Aquitaine propose à des écrivains de laisser glisser leur plume à partir d’une œuvre de la collection. Pascalle Monnier a choisi l’une des photographies les plus célèbres de Larry Clark, tirée de la série Teenage lust. À l’arrière d’une voiture, une jeune fille et un jeune homme sont couchés, nus. Les yeux fermés, ils s’embrassent du bout de la langue. D’un geste incroyablement délicat, la fille enserre dans sa main le sexe du garçon. Pour Pascalle Monnier, la beauté, la pureté de ce geste évoquent le fameux tableau du Louvre où Gabrielle d’Estrées pince le mamelon de sa soeur. C’est l’audace et la vertu de son texte que de faire dialoguer la photo de 1972 avec des figures et des œuvres d’un demi-millénaire plus anciennes.
Ces époux Arnolfini sur lesquels on n’en finit pas de gloser, et sur les épaules de qui pèsent de si lourds brocards, où sont-ils allés quand ils ont fini de poser pour le peintre ? Ils sont allés à Tulsa (Oklahoma), ils se sont débarrassés de leurs riches manteaux, et ils ont fait l’amour. Larry Clark était là, il les a photographiés. Jeunes, absolument jeunes, comme les vrais héros de tragédie. Brièvement, Pascale Monnier revient sur l’ahurissante interdiction aux mineurs de l’exposition parisienne où cette image fut présentée. Elle a raison d’y voir une énième version de Suzanne et les vieillards : toujours, partout, les vieux se rincent l’œil, bombant le torse pour bien montrer leur ruban de l’ordre de Bonne Conscience. On aurait bien dû, comme le suggère l’auteur, interdire l’exposition aux plus de vingt ans. Quel Eden c’eût été ! Larry Clark n’aime rien tant que le paradis, même si chez lui tout finit généralement en enfer. Il y a dans ce grand film élégiaque qu’est Marfa girl des scènes de temps suspendu, dans la perfection fragile des corps très jeunes, qui sont l’écho direct de Teenage lust. On aime suivre Pascalle Monnier dans le désordre apparent de sa rêverie, on est heureux de passer du temps à regarder avec elle l’une des œuvres les plus fortes d’aujourd’hui.
Pascalle Monnier, De l’art de chasser au moyen des oiseaux (à partir d’une œuvre de Larry Clark), éditions Confluences / FRAC Aquitaine, 2014, 10 euros.