LE VIRTUEL SENSIBLE ET POLITIQUE DE NAZIHA MESTAOUI
Du réel, l’œil architecte identifie des espaces. L’œil artiste en conçoit d’autres. Quant à l’œil logiciel, il achève de mettre sens dessus dessous nos agencements sensibles, nos positions matérielles. Au prix d’une terrifiante perte de repères ? Certes non, du moins pas lorsque Naziha Mestaoui, artiste numérique à la formation d’architecte, prend en charge notre environnement sensoriel. Au sein d’Electronic Shadow, binôme artistique formé avec Yacine Ait Kaci, ou en solo, Naziha Mestaoui entreprend depuis près de vingt ans de passionnantes explorations aux confins du réel et du virtuel, du visible et de l’invisible, du matériel et de l’immatériel. D’œuvre en œuvre, cette pionnière de l’art digital définit un espace autre, résolument politique – l’intéressée dirait « futuréaliste » -, où l’homme se sauve de lui-même en réenchantant son rapport à la nature. Emblématique de ce syncrétisme avant-gardiste de l’art, de la technologie et de la conscience environnementale, le nouveau et ambitieux projet de Naziha Mestaoui, One Heart One Tree, s’annonce comme l’un des temps forts de la Conférence sur le climat de l’ONU – COP21, qui se tiendra à Paris à l’automne 2015.
Depuis plusieurs semaines, votre projet One Heart One Tree suscite l’engouement des médias. De quoi s’agit-il ?
One Heart One Tree est une œuvre d’art technologique monumentale, une création éco-citoyenne participative. Elle verra le jour lors du lancement de la Conférence de l’ONU sur le climat, à la fin de l’année. L’idée est la suivante : à partir d’une application que nous sommes en train de développer[1], chacun pourra donner naissance à un arbre virtuel depuis son smartphone. L’arbre croitra au rythme des battements du cœur, captés à l’aide de la cellule photographique de l’appareil. La pousse et le nom du créateur seront projetés sur différents monuments parisiens, dont la Tour Eiffel et la gare du Nord. Concomitamment, pour chaque arbre virtuel créé, un arbre réel sera planté dans l’un des trente programmes de reforestation et d’agroforesterie sélectionnés pour l’événement, aux quatre coins de la planète. Sa croissance sera suivie pendant trois ans par l’ONG Pur Projet. Nous espérons ainsi amener le maximum de gens à prendre conscience des enjeux de la déforestation, pour en faire un combat collectif.
N’est-il pas paradoxal d’attendre de la technologie et du virtuel qu’ils soient les vecteurs d’une prise de conscience environnementale ?
On pourrait le penser, effectivement. Mais ce serait une vision erronée, et certainement obsolète, des rapports entre réel et virtuel, matériel et immatériel. Que nous apprennent les derniers développements de la science, dans le domaine de la physique quantique notamment ? Le réel consiste essentiellement en de l’immatériel. Notre rapport aux choses est affaire de vibration mentale, d’ébranlement sensoriel. En cela, la technologie est un médiateur neutre du réel. Mais c’est un médiateur : à nous d’en faire ce que nous jugeons bon, utile, émancipateur.
C’est ici que l’art entre en ligne de compte…
Exactement. L’art me paraît une formidable manière de définir ce à quoi nous aspirons, et de le faire advenir. En tant que vecteur d’émotion, d’imagination, de désir, l’art est producteur de réel. Avec la technologie, son pouvoir se trouve démultiplié.
Vous sentez-vous pionnière dans cette façon d’articuler art, technologies numériques, écologie – le tout porté par une forte conscience humaniste ?
Oui et non. Dans le cadre d’Electronic Shadow, Yacine Ait Kaci et moi-même avons développé des technologies avant-gardistes, comme le vidéomapping 3D interactif, dont nous avons déposé le brevet. Cette technologie permet à une image de se superposer parfaitement à un espace physique, d’en épouser les contours, les reliefs. Nous y avons eu recours dans le cadre d’installations ou de collaborations scéniques, avec Carolyn Carlson notamment, pour le spectacle de danse « Double Vision ». Et nous y aurons bien entendu recours avec One Heart One Tree. Rien que pour la Tour Eiffel, trente caméras seront nécessaires. Ceci étant dit, de nombreux artistes se sont saisis de la question environnementale et ont cherché par leur art et leur notoriété à favoriser une prise de conscience large et mobilisatrice. Je pense notamment à Frans Krajcberg, à Anish Kapoor, à Olafur Eliasson, à Sebastiao Salgado, avec qui j’ai planté mes premiers arbres. Et comment ne pas mentionner Joseph Beuys, dont j’ai découvert récemment l’action 7000 chênes, conçue pour la Documenta 7 de Kassel, en 1982, et achevée en 1986 ? Pour cinq cents Deutsche Mark, les participants finançaient la plantation d’un arbre, quelque part dans le monde. Par cette initiative, Beuys entendit « donner l’alarme contre toutes les forces qui détruisent la nature et la vie ». Difficile, dès lors de me percevoir comme une pionnière, même si One Heart One Tree est inédit par son ampleur et les moyens qu’il requiert.
Si l’on en juge par vos précédentes œuvres, dont One Beat One Tree, conçue pour le Sommet de la terre de l’ONU, à Rio, en 2012, votre art semble aujourd’hui mis tout entier au service de la cause écologique.
Elle tient une place prépondérante, c’est vrai. Toutefois, je ne voudrais pas que l’on réduise mon travail à un seul engagement écologiste : à travers la nature, et par le concours de l’art, c’est l’avenir de l’homme que j’entends questionner, pour l’améliorer à mon échelle. Plusieurs semaines par an, je vis au sein de tribus amazoniennes, les Huni Kuin et les Ashaninka. Pour ces sociétés, les arbres, les plantes, les animaux, les hommes sont le siège d’une même spiritualité, d’un même principe vital. A leur contact, j’ai définitivement pris conscience que l’avenir de l’humanité passait par la préservation des ressources naturelles. Eux le disent par le biais de dessins, de chants chamaniques ; moi, par l’intermédiaire d’installations artistiques, de dispositifs technologiques. L’un de mes plus grands bonheurs de créatrice a d’ailleurs été de faire œuvre commune avec les artistes de la tribu Huni Kuin, via l’installation Sounds Of Light, présentée à Miami Art Basel l’an passé. Quant à l’installation One Beat One Tree, elle peut être vue comme une préfiguration de One Heart One Tree. Les visiteurs étaient invités à planter une graine de lumière pour donner naissance à un arbre lumineux et unique. Déjà la croissance de l’arbre se faisait au rythme du cœur. Et déjà la création d’un arbre virtuel donnait lieu à plantation d’un arbre réel, dans le cadre d’un programme de reforestation. Au final, 15 000 arbres ont pu être plantés. L’installation a ainsi permis d’établir la faisabilité d’un dispositif technologique et organisationnel complexe, impliquant des milliers de personnes. Mais c’est d’abord dans leur philosophie que les deux projets se rejoignent : réapprendre à faire corps avec la nature, voir celle-ci comme un prolongement de soi-même et soi-même comme un prolongement de la nature.
Plus d’informations sur le projet One Heart One Tree : http://www.1heart1tree.org