LES ERRANCES D’ANTOINE D’AGATA

LES ERRANCES D’ANTOINE D’AGATA
TEXTE FRANÇOIS CROISSY & GUILLAUME DE SARDES
PORTRAIT GUILLAUME DE SARDES

D’Agata : un homme qui fuit – mieux encore : une ligne de fuite, comme on dit une ligne de coke. Sa vie est une longue errance. Il est seul, absolument, jusqu’au vertige. « Le seul livre qui ne m’ait jamais quitté est le Voyage au bout de la nuit. » Il hante les bars à filles dans les faubourgs misérables des mégalopoles, en Asie, en Amérique latine. Il se soûle. Il se drogue. Il baise des prostituées. Et c’est cela qu’il photographie, exclusivement. Comme il le revendique, « l’acte sexuel est l’unique scénario ».

Rien à voir, vraiment, avec les souvenirs de bordel du jeune Sollers, frais bourgeois chéri de ces dames prenant à l’œil sa leçon de débauche sans déranger le rose de son teint prospère. Ici, la misère affleure. Les corps sont marqués. Les jeunes femmes que l’on trouve dans Ice, le dernier recueil publié, ont les bras tailladés, le visage tuméfié. Plus que de corps, à vrai dire, c’est de chair(s) qu’il s’agit. Il y a chez d’Agata un refus de la beauté.

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Dans certains clichés, la proximité avec Bacon est saisissante. D’Agata : « La seule exposition de peintre que j’ai jamais visitée est une rétrospective de Bacon au MoMA en 1989. Ce fut un choc dont je ne me suis toujours pas remis. » La déformation des corps, provoquée par le tremblé des images, va-t-elle jusqu’à leur déshumanisation ? Antoine d’Agata ne refuserait sans doute pas de l’affirmer. Ce qu’il revendique avec insistance des rapports sexuels qu’il photographie, c’est leur animalité. Deleuze aurait parlé de son « devenir-animal », d’un devenir-chien, pour être précis, même si le regard porté sur les prostituées de Thaïlande ou du Mexique ne veut justement pas céder au cynisme.

Les agencements de corps nus qu’il fixe ne sont pas des mises en scène. La mise en scène, pour lui, est celle du corps en situation sociale, diurne, vêtu, codé. Dans la nuit du bordel, au contraire, ne restent que des peaux scarifiées sur lesquelles coule la sueur, des mains qui empoignent un cul, des bouches ouvertes. La tendresse qui illumine souvent les clichés de Nan Goldin, dont Antoine d’Agata a brièvement suivi les cours à l’International Center of Photography de New York, ne se lit pas chez lui.

309Il y avait aux abords de l’Alexandrie antique, au bon air du lac Maréotis, une curieuse communauté de moines israélites que l’on appelait les Thérapeutes. L’un de leurs buts était de guérir le désir. Antoine d’Agata refuse de guérir du désir, de guérir son désir. Il entend continuer son errance de chien dans la lumière vacillante des rues. Les images qu’il en rapporte, dures comme un sexe tendu, ont ce prix singulier d’être parmi les dernières à résister à toute normalisation. Notre puissance presque infinie d’absorption esthétisante se brise contre leur radicalité : celle d’un maudit, ou celle d’un saint ? N’est-ce la même chose ? aurait demandé Jean Genet.

C’est que tout, dans sa photographie, est dominé par le sentiment de l’urgence : urgence du désir, que suit l’urgence de l’image. « Je me fous de l’art », dit-il. Lorsqu’on l’interroge sur les aspects techniques de son travail, il écarte la question comme dépourvue de sens. L’appareil n’est que le prolongement de son œil halluciné, de sa main qui tremble ; il en revendique une « utilisation sauvage ». Il ne faut que gaspiller, brûler l’énergie du corps dans l’excitation de la possession, dans les vertiges de la drogue : de la dépense à l’état pur, eût dit Bataille. Et ce n’est pas seulement la disparition de l’ego qui est ici en jeu. On manquerait l’un des buts les plus assurés d’Antoine d’Agata si l’on refusait de voir la portée politique de ses photographies. Montrer la dépense dans sa nudité la plus brutale, c’est jeter le gant à la face de tous les ordres établis, économiques ou idéologiques, fondés sur un perpétuel en deçà. D’Agata l’athée, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, est le pèlerin titubant d’un au-delà de toutes les règles, d’une transgression de toutes les frontières. Disons-le puisqu’il le dit lui-même : son geste, indissolublement sexuel et artistique, est un geste révolutionnaire ; « le vice est le principe de la révolution future ».

AGA2006012Z00052-21A

François Croissy

A propos de l'auteur

François Croissy est un dilettante à qui il arrive de s’adonner au journalisme.

A propos du photographe

Guillaume de Sardes est écrivain, photographe et vidéaste. Il dirige la rédaction de Prussian Blue.