LES RUINES MOUVANTES DE TOMASO BUZZI
TEXTE PATRICK MAURÈS
PHOTOGRAPHIE MÉLANIE RODRIGUEZ
Dans le jour aveuglant que la googlisation générale jette sur tout ce qui a pu s’écrire et se faire, rien ne reste, pourrait-on penser, qui n’ait été inventorié, répertorié, topographié même par les caméras inquisitrices du regard électronique. Et l’on trouve bien, dans certains recoins de la Toile, quelques images d’un étrange agrégat de constructions niché dans les replis des vallons toscans, qu’il faut aller chercher au terme d’un long et sinueux parcours. Mais qui connaît, une poignée d’illuminés mis à part, l’identité de son auteur ? Qui mesure, si ce n’est de nostalgiques érudits, la portée de son œuvre ?
Il s’en est fallu de peu que Tomaso Buzzi ne reste définitivement un architecte sans visage, un « anonimo lombardo » pour reprendre un titre fameux d’Alberto Arbasino (qui, l’on ne s’en étonnera pas, fait ressurgir par ailleurs l’architecte dans son œuvre). Il aura mis toute son énergie à disparaître parce qu’il se voulut insaisissable, et fit théorie de sa volatilité : « Mes mémoires, écrivit-il dans ses carnets, le 2 août 1958, pourraient avoir pour titre : L’Architecte volant, un peu comme Le Médecin volant de Molière, Le Peintre volant d’Anselmo Bucci, La Putain volante, comme m’appelait, amicalement, Raffaele Calzini. Et cela n’aurait rien d’impropre, parce que j’ai volé à travers tous les continents, que je me déplace très souvent en avion tant de ligne que privés, sur ceux de Niarchos, D’Aguelli, etc. Et parce que je suis toujours en mouvement, ça et là, rapidement, en une sorte de modeste ubiquité, parce que je suis rapide dans mes décisions, dans mes ordres, dans ma façon de monter sur les échafaudages, et d’en descendre, foudroyant dans le dessin. Et parce que j’aime avoir, des choses, des idées et des gens, des vues “cavalières” [en français, dans le texte], c’est-à-dire prises d’en haut, comme qui dirait “à vol d’oiseau”»… On reviendra sur les conditions de cet envol.
Tomaso Buzzi est né dans une famille de la bourgeoisie aisée le 30 septembre 1900 à Sondrio, dans le Tessin (qui fut aussi, sans hasard, la région d’origine de Borromini : « L’ascendance des stuccateurs tessinois, je la perçois chez Borromini, dans la passion des stucs modelés avec amour et son sens du style (palmettes, fleurs, festons, ailes, tête), comme je la perçois en moi- même, lombard comme lui »). Il meurt le 16 février 1981 à Rapallo, dans la même clinique où décéderont successivement, les deux années suivantes, ses sœurs Luciana et Fernanda, qui lui avaient dédié leur existence.
Après avoir poursuivi ses études d’architecture à Milan, il obtient son diplôme d’ingénieur en 1923, et commence par un coup d’éclat : quoique rarement crédité, il joue une part non négligeable dans un chantier resté célèbre dans l’architecture du XXe siècle : celui de la villa Bouilhet (L’Ange volant) à Garches, généralement considéré comme le premier haut fait de Gio Ponti.
On peut à bien des égards faire de Buzzi l’« anti-Ponti » – de même que tout éros suppose un antéros – : à la fois son double et son contraire. Comme le créateur de Domus, Buzzi appartient à ce néoclassicisme milanais, où l’on peut voir une expression parmi d’autres du « retour à l’ordre » marquant, dès les années vingt, un premier épuisement du modernisme standardisé. Retour à une mémoire des formes et culture de l’ornement s’y opposent au dépouillement réglementaire, à l’épuration puritaine du fonctionnalisme. Avec Ponti, Buzzi partage le goût du savoir-faire artisanal, des arts décoratifs et appliqués ; comme lui, il ne dissocie pas le décor de l’architecture, la conception du mobilier de celle de l’espace, et conçoit aussi bien des cendriers et des cadres d’argent que des pendulettes de table. On retrouve aujourd’hui, dans les catalogues de ventes, nombre de ses créations attribuées à Ponti. Ce dernier tenta d’ailleurs désespérément de l’associer à la création de Domus, puis de Stile, ce devant quoi Buzzi rechigna. Quoiqu’ils participent ensemble au concours pour la gare de Santa Maria Novella à Florence.
Buzzi conçoit, ces mêmes années, le pavillon du Brésil (où il se rendra ensuite plusieurs fois) pour la triennale, commence à s’intéresser à l’art des jardins et devient directeur artistique de Venini, où il laissera une empreinte durable. Ce moment est aussi celui de deux chantiers décisifs pour lui ; celui où, trouvant sa voie, il choisit de s’évanouir.
vue partielle du « theatrum mundi » et de l' »acropole » qui rassemble à l’echelle réduite colisée, parthénon, temple de Vesta, arc de triomphe et autres monuments phares de l’histoire de l’architecture.
Il ne s’attaque à rien de moins, sur l’injonction de la comtesse Volpi, qu’à la restructuration de la villa Maser de Palladio, premier d’une longue série de chantiers du même type pour lesquels il se montre particulièrement doué : on lui reconnaît une sensibilité spatiale remarquable, une capacité à ramener dans le monde moderne ces grands intérieurs des siècles passés, et lui-même s’attribue, dans une note d’octobre 1961, comme qualité essentielle celle d’«adapter les espaces, même les plus minuscules, en les faisant paraître plus grands » : c’est le cas des « pièces à vivre » de Nicoletta Visconti di Modrone, dans sa demeure vénitienne, qu’il réorganise après s’être attaqué, à l’autre extrême, aux salles imposantes du palais Contini-Bonacossi à Florence. Ces trois réussites pour des figures de la haute société italienne définissent sa clientèle future : l’« architecte volant » ne survolera qu’une géographie de privilégiés : de Capri à Saint-Moritz, de Cortina à Forte dei Marmi, de Venise au Brésil et à Hollywood, il sera le secret que se communiquent les Cini, les Agnelli, les Borletti – et George Cukor – pour mener à bien leurs chantiers, et construire leurs résidences raffinées. Cultivé, mondain, séducteur, l’elfe affable décide ainsi en 1934 de se retirer de la scène officielle, et de couper les ponts avec l’institution (seule et curieuse exception à cette occultation : il enseigne le dessin sur le vif à l’école Polytechnique de Milan près de vingt ans durant, de 1938 à 1954). Non exempt de snobisme, il refuse toute parution dans les revues d’architecture, n’accueillant avec bienveillance que les propositions de Vogue ou de Harper’s Bazaar.
Vue partielle du « theatrum mundi », l’un des multiples amphithéâtres qui se succèdent, suivant les déclivités naturelles du terrain (accentuées et remodelées par Buzzi) dans tout l’espace de la Scarzuola.
Derrière cette frivolité de façade se cachent cependant d’autres motifs. Dans ces années de montée du fascisme, l’institution de l’architecture italienne se nomme déjà Gio Ponti, et Buzzi reproche à ce dernier de s’être fait le « paladin zélé et intéressé » du régime en place, d’avoir exalté en Mussolini « l’Italien total » – qualificatif dont certains ne manqueraient pas de se targuer aujourd’hui – et de jouer avec le diable par simple goût du pouvoir. Car, tranquillement de droite, Buzzi était antifasciste, pour ainsi dire, aristocratiquement (il se composa « à la manière de Stendhal », l’épitaphe suivante : « Milanese/Visse, disegno’, amo’/Quest’uomo detestava/Il dia- volo, Mussolini e l’aglio » : « Milanais, il vécut, dessina et aima/Cet homme détestait le diable, Mussolini et l’ail »). Et contrairement à beaucoup de ses confrères, il prit une part active dans la Résistance, tout en persistant dans sa mondanité papillonnante.
Exemplaire est, en fait de mondanité, l’origine de ce qui restera la manifestation la plus visible, la plus excessive de son génie : car l’aventure de la Scarzuola, ce «rêve pétrifié » aux confins de la Toscane et de l’Ombrie, commence dans une conversation à Acapulco entre l’architecte en villégiature et un certain marquis Misciatelli, propriétaire du château de Montegiove, commune de Montegabbione, dans la région de Terni. C’est ce dernier qui suggéra à Buzzi de se porter acquéreur d’un couvent du XIIe siècle, laissé à l’abandon dans les collines boisées proches de Montegabbione.
Bomarzo, Ledoux, le désert de Retz, le palais du Facteur Cheval : l’unicum hybride de la Scarzuola comme il nous l’a laissée appelle naturellement ces parallèles; mais le domaine appartient aussi – en tant que manifeste esthétique, anthologie personnelle, raccourci de l’œuvre architecturale et décorative de Buzzi – à une mouvance stylistique qui, si elle se situe aujourd’hui dans les marges de l’histoire officielle du XXe siècle, recevra un jour la reconnaissance qui lui est due. Par son ampleur, la complexité de son programme, son tissu de références, le projet de la Scarzuola peut bien sûr se comparer à cet autre espace utopique qu’est le village de Portmeirion (et plus généralement à l’œuvre de son irascible concepteur, Clough William Elis) ; par sa conception holistique, liant mobilier, décor et architecture, aux divers chantiers du toujours méconnu Jean-Charles Moreux ; par sa façon de renouer, en la distordant, et par-delà le modernisme qu’elle ne méconnaît pas, avec le lexique de la tradition, au parcours de Pierre Barbe; par son goût enfin des «architectures parlantes» et des fabriques éphémères à l’imaginaire et au registre d’un Emilio Terry… Que ces différents acteurs aient ou non été en contact, ils n’en dessinent pas moins une constellation, ou une ligne de force souterraine dont il faudra suivre le dessin entre les années trente et soixante-dix.
Fabuleusement ou de façon avérée, la Scarzuola était liée à la légende de François d’Assise, dont elle serait une des créations (scarza est à l’origine le nom d’une plante aquatique, poussant sur les bords d’un ruisseau qui coulait là, et dont le saint se fit une cabane, en une vivante illustration des origines mythiques de l’architecture). Peu sensible à l’aura liturgique du lieu, et au destin de l’édifice religieux, qu’il dépouilla pour y installer ses livres, tableaux et collections de tous ordres, Buzzi passa les vingt dernières années de sa vie à construire, planifier et amplifier un « rêve de pierre » dépourvu d’électricité, de chauffage et de téléphone. La topographie immédiate – une succession de légères déclivités – justifiait a priori son propos : « La partie religieuse exceptée, à la Scarzuola, tout est théâtre.» Théâtre même formé d’autres théâtres, ouvrant l’un sur l’autre, comme autant de reflets infinis entre deux miroirs. On y retrouve, en un stupéfiant bric-à-brac de modèles réduits, un temple de Vesta, un Parthénon et un Colisée, le canope de la villa d’Hadrien, les motifs fétiches de Borromini, la colonne brisée du désert de Retz, l’œil dans lequel Ledoux figura son théâtre, la gueule ouverte du monstre de Bomarzo et une « fantastique acropole de temples», empilés à flanc de colline comme dans la perspective écrasée des primitifs.
Longue rampe d’accès, symbolisant la montée vers l’illumination et l’accomplissement de soi.
La « porte de Jonas », où se mêlent les souvenirs de la Bible, de Bomarzo et de Pinocchio, marque l’entrée du parcours le la Scarzuola ; elle donne sur « les douze travaux d’hercule ».
Comme si cette anthologie étouffée ne suffisait pas, Buzzi la compliqua d’allusions et cryptages mythologiques, dessinant de multiples parcours initiatiques. Un gigantesque Pégase de métal doré, symbole de l’envol de l’esprit, un théâtre de Diane et Actéon, un temple d’Éros, une barque de Poliphile, un lac de Narcisse, une cour d’Apollon, construite autour de la hampe d’un cyprès foudroyé, un escalier pythagoricien, dont les marches chantent lorsqu’on les gravit… Rien n’est jamais assez dans cette scénographie de la surprise. «L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est la volupté de l’imagination, note en français Buzzi dans ses carnets le 30 mai 1967, et je tiens naturellement pour la volupté et l’imagination » (« E io sto, naturalmente per la volutta’ e l’imaginazione », conclut-il en italien). Rien d’aléatoire pour autant dans ce désordre, car d’Actéon à Narcisse, et de Cyparisse à Amphion, l’imagerie de la Scarzuola varie obstinément le motif de la transformation, de la fluidité, du mouvement et de la métamorphose.
La lyre abandonnée d’Apollon, qui compte, avec Diane et Actéon, parmi les divinités tutélaires de l’endroit.
« Il faudrait que je retrouve, écrit-il en novembre 1967, le pouvoir de fascination du “non finito”, qui est proche de celui des ruines, l’un et l’autre donnant à l’architecture cette quatrième dimension, qui est celle du temps. J’aimerais y parvenir dans le jardin aussi, c’est-à-dire que le temps (et le mouvement) affecteraient les statues dans leur devenir (dans leur formation)»… Architectures instables, fabriques labiles, immobilité dynamique : les images et symboles de la transformation seraient ainsi accomplis, parfaits, « relevés » au sens hégélien, révélés par le travail de sape et de régénération des forces naturelles. Aux yeux de Buzzi, cette construction aux complications innombrables à laquelle il avait consacré des décennies de méditation et de travail, ne prendrait tout son sens qu’à lentement s’éroder, se défaire, se perdre et se disperser sous la végétation et les ronces, à perdre sa définition pour en trouver une nouvelle, sans cesse changeante. (C’était sans compter avec le zèle de son neveu, le « collodesque » Marco Solari, héritier du lieu, personnage en vif-argent, tout droit sorti des pages de Pinocchio, qui s’est fait un devoir, après la mort de Buzzi, et depuis des décennies lui aussi, de maintenir le lieu en l’état, sauvegardant et reconstituant minutieusement la moindre des intentions, jetées çà et là sur des bouts de papier, de son oncle.)
La « chambre de l’oeil », point focal de la Scarzuola, se veut un hommage appuyé à Ledoux (qui représenta ainsi son projet pour le théâtre de Besançon), e même temps qu’elle représente le regard créateur de l’architecte des lieux.
Le domaine offre de ce point de vue, oblique, un autre autoportrait de Buzzi : moins par le biais des motifs électifs, des prédilections et des références, que par celui de la métaphysique, de ses choix philosophiques profonds, de sa vision même de l’existence. C’est un postulat éthique sous couvert de végétation, une prise de position ontologique sous la forme d’une théorie de l’incomplétude, de la désinvolture apparente, de la détermination secrète, étonnamment proche de celle que Savinio développa, de son côté, les mêmes années, dans son apologie du dilettante, autour de sa lecture de Lucien de Samosate.
Un extraordinaire fragment, daté du 17 décembre 1969, illustre cette Weltanschauung, et mérite qu’on la traduise dans son entier : « Mon “souci subtil” consiste à adopter une sorte d’understatement, de façon à ne pas trop susciter d’envies, même venant de ceux qui, plus favorisés par la richesse que je ne le suis, pourraient se sentir légèrement offensés par mes initiatives. C’est pour cela, afin d’éviter toute ombre de “concurrence” avec eux, que je cultive l’ordre de la modestie, du non-fini, du négligé, du laissé-en-plan, et qu’avec habileté, je laisse tant d’éléments critiquables, intentionnellement boiteux (le désordre plus apparent que réel, la poussière sur les objets, les choses de valeur traitées avec un apparent détachement, la désinvolture, les livres précieux comme oubliés au passage, les masses de livres empilés, les tableaux entassés, mes dessins qui traînent, les objets pré- cieux mêlés à des choses futiles, les tissus et broderies de grande valeur laissés dans des malles, armoires, caisses, des étagères poussiéreuses ouvertes aux quatre vents, marbres et sculptures en ordre instable, un service volontairement approximatif et improvisé, mais qui peut démontrer toute son efficacité, des architectures en construction, mais qui ont l’air de ruines – autant de choses secrètes dans leurs intentions, de significations absconses, une symbologie que l’on peut vaguement discerner, des échos assourdis… »
L’eau, le miroir, le reflet, est l’un des thèmes repris et variés sur tous les modes tout au long du parcours. En surplomb du bassin : le mur extérieur du « théâtre d’Apollon ».
Par une porte dérobée, on accède par surprise au « théâtre de l’infini, du non-fini et du corps humain.
« Buzzo », c’est, en italien, le léger embonpoint, les gracieux bourrelets du chérubin (et petit, vif, rondelet, charmant, Buzzi l’était, et se voulait tel), mais c’est aussi, curieusement, l’incessant vrombissement, l’activité volubile de l’abeille : «Il buzzicare delle api, il “to buzz” degli inglesi (perchè il Buzzin non buzziga se la passion nol stuzzica)» : car Buzzi ne bouge que la passion ne pique (7 octobre 1967). Aussi ne reste-t-il plus à nos fiers zélotes du buzz aujourd’hui qu’à se pencher sur l’œuvre protéiforme de Tomaso Buzzi, et à diffuser l’aura de celui qui se voulut, obstinément, «architecte posthume».
L’une des multiples « signatures de Buzzi disséminées tout au long des monuments : l’abeille, insecte qui bourdonne, Buzzica en italien, Buzz en anglais .
Détail des étranges colonnes, d’ordre rustique, que Buzzi dériva de Palladio, et qui sont exécutées en tuf, de manière à garder un aspect d’inachevé, de « non finito ».
Détail d’une des perspectives latérales qui se découvrent par surprise tout au long de la visite de la Scarzuola, la transformant en une véritable expérience théâtrale.
vue de Sotto in Su de l’admirable escalier musical dont chaque marche de métal faisait résonner une note différente lorsqu’on le gravissait.