BERNARD FAUCON OU LA PERSISTANCE DU MOUVANT

BERNARD FAUCON OU LA PERSISTANCE DU MOUVANT
TEXTE PAR PIERRE EUGÈNE

Il se passe toujours quelque chose dans les photographies de Bernard Faucon. Il s’y passe d’autant plus de choses que les photographies nous passent peu, voire se passeraient même un peu de nous : ces instantanés qui ne semblent faits ni pour témoigner, ni pour documenter, ni même pour illustrer, on les comprend mieux si l’on imagine que c’est à travers l’oeilleton d’une boîte à lumière, ou subrepticement via un trou de serrure, que l’on en surprend leurs scènes. C’est un peu comme si ces images ne nous avaient pas attendus pour commencer et qu’on arrivait en retard, sans ménagement : on doit s’en accommoder.

La première série des « Grandes vacances » (1976) montre des mannequins d’enfants plongés dans les décors puissants du Luberon, s’adonnant à tout un ensemble de rituels festifs et obscurs. Les images sont faussement simples, et ne semblent douces qu’à la première vue qui unifie tout l’ensemble : lorsqu’on se rapproche, les scènes se décomposent, se disloquent – le temps gît dans les détails. Faucon réalise ici ses premières mises en scène photographiques, et dans ces « natures-mortes-vivantes » le geste de disposition est déjà moins purement spatial que temporal : il vise moins une fin symbolique où percerait du sens qu’une faim chronophage, dévoratrice de temporalités. Les scènes sont trop concrètes, leur rendu trop durement matériel pour être rêveur ; elles n’en restent pas moins assez puissamment rituelles pour s’apparenter à des scènes primitives. Il y a comme une sourde machination dans ces instantanés où perce une foule de mouvements aberrants : d’inertes mannequins aux gestes déjà arrêtés avant la prise de vue côtoient des flammes saisies abruptement, plaquées comme des traînées de couleur. En superposant le mobile et l’immobile, le souvenir intime à sa récréation photographique, le paysage éternet avec la mise en scène éphémère (le décor était déconstruit dès la prise de vue faite), le photographe accuse une certaine cruauté dans la durée, qui s’oppose à la part de sentimental de l’instantané. Les nombreuses mises à mal ou mises à mort de mannequins (ou ce qui revient au même, la disposition de nourriture ne rendant que plus manifeste, presque obscène, cette sujétion à l’état d’objet), ont l’apparence de sacrifices sur l’autel des Vanités de la photographie.

France, 1981/1984 "Evolution probable du temps" (The probable evolution of time), The images France, 1981/1984 "Evolution probable du temps", Les images   Bernard Faucon / Agence VU
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps » (The probable evolution of time), The images
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps », Les images
Bernard Faucon / Agence VU
1977 Summer Camp The Telescope. 1977 Les grandes vacances Le Télescope. Bernard Faucon / Agence VU
1977
Summer Camp
The Telescope.
1977
Les grandes vacances
Le Télescope.
Bernard Faucon / Agence VU

Graduellement, l’apparition de vrais garçons au milieu des mannequins les achèveront, leur seule présence suffisant d’emblée à ramasser le sujet de l’image, comme aimanté au vrai corps. La série suivante, « Évolution probable du temps » (1981), visera à atténuer quelque peu ce pouvoir d’inscription trop prégnant, en le noyant dans des paysages, en le morcelant ou n’en gardant que les ombres. Les jeux de temporalités laissent la place à de véritables énigmes, des théorèmes fondus, des diagrammes éclatés dans le décor. Les « Chambres d’amour » (1984) parachèveront ce désir d’explorer la valeur d’évocation du lieu pour lui-même, lorsque la présence est devenue si évidente qu’il n’y a plus besoin de la montrer pour la convoquer. Pures scènes encadrées, les photographies de Faucon ont toujours été closes sur elles-mêmes, n’admettant aucun dehors, aucun hors-champ. Faire du lieu une boîte  à durée où les évènements possibles, passés ou futurs, sont circonscrits aux strictes combinaisons du décor, c’est signer l’amour par un lieu, qui en est plus que le tombeau : le pire moule. Confondre intérieur, intériorité et pure surface sensible (pleine de signes) équivaut à dire « le plus profond c’est la peau » (Valéry) ; et les murs fissurés, tachés, délavés – vivants en somme – deviennent la projection parfaite, comme une peau retournée, d’un corps aimé. Les « Chambres d’or » (1987) iront plus loin dans ce sens, la couleur de l’or insaisissable devient suffisante pour exprimer la présence. À elle seule, elle remplace et efface tous les autres signes devenus superfétatoires : les images s’évident de plus en plus, deviennent plus mates.

France, 1981/1984 "Evolution probable du temps" (The probable evolution of time), Firework France, 1981/1984 "Evolution probable du temps", Feu d'artifice    Bernard Faucon / Agence VU
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps » (The probable evolution of time), Firework
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps », Feu d’artifice
Bernard Faucon / Agence VU
France, 1981/1984 "Evolution probable du temps" (The probable evolution of time), the pocket-knife France, 1981/1984 "Evolution probable du temps", Le petit canif   Bernard Faucon / Agence VU
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps » (The probable evolution of time), the pocket-knife
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps », Le petit canif
Bernard Faucon / Agence VU

À ce point limite, « Les Idoles et les sacrifices » (1989), ne peuvent que divorcer en deux lieux irréconciliables, ayant chacun leur destin propre. Un paysage noyé par l’obscurité de la couleur rouge, un corps devenu support de la lumière : l’or s’est divisé, tel un matériau radioactif, en ses composantes (couleur et brillance). Les séries suivantes ( « Les Écritures », 1991, « La Fin de l’image », 1995) suivront chacune l’une des deux voies à travers l’inscription de mots ou phrases : la première en lettres « grandeur nature » à travers des paysages du monde, la seconde en inscriptions sableuses au creux de peaux. Manières de fermeture, confrontations tour à tour au plus lointain et au plus proche.

France, 1991 "Idols and sacrifices", The snow France, 1991 "Les idoles et les sacrifices", La neige   © Bernard Faucon / Agence VU
France, 1991
« Idols and sacrifices », The snow
France, 1991
« Les idoles et les sacrifices », La neige
© Bernard Faucon / Agence VU

Bernard Faucon clôt ici son travail photographique, dont on perçoit bien qu’il est une constante localisation du temps. Le moment, la durée d’un affect (souvenir, amour, saisissement) est le véritable sujet de la photo, qui se fait le témoin de sa matérialisation concrète. Plutôt que de jouer sur la représentation, le figuratif, le vrai et le faux, Bernard Faucon s’est résolu, via le médium photographique, à construire à la main de vrais moments imaginaires, pour faire la fête (c’est-à-dire aussi la chasse) au temps.

France, 1981/1984 "Evolution probable du temps" (The probable evolution of time), the small boats France, 1981/1984 "Evolution probable du temps", Les petits bateaux   Bernard Faucon / Agence VU
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps » (The probable evolution of time), the small boats
France, 1981/1984
« Evolution probable du temps », Les petits bateaux
Bernard Faucon / Agence VU
1977 Summer Camp The Funambulist.. 1977 Les grandes vacances Le Funambule. Bernard Faucon / Agence VU
1977
Summer Camp
The Funambulist..
1977
Les grandes vacances
Le Funambule.
Bernard Faucon / Agence VU
Pierre Eugène

A propos de l'auteur

Pierre Eugène est né en 1985 et vit à Paris. Il est doctorant en études cinématographiques à l’Université de Picardie Jules Verne et écrit ponctuellement pour les revues Art Press, Trafic et le site internet Critikat.com.